Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/519

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

succomber. Si elle n’avait pas subi cette influence délétère, si elle avait eu les initiateurs que Pierre le Grand attira en Russie, ce n’est pas son indépendance qu’elle eut conservée, c’est l’empire du monde qu’elle eût disputé aux races latines et aux races germaines.

L’aspect fier et martial des Tcherkesses d’Anapa pouvait éveiller nos sympathies ; il ne pouvait nous faire illusion : nous n’avions sous les yeux que les ruines d’une nationalité. Le drapeau russe ne devait pas tarder à reparaître sur les rives de la Mer-Noire, l’armée de Mouravief s’apprêtait à prendre en Asie une éclatante revanche des revers que nous préparions en Europe à l’armée du prince Gortchakof. Incapables de tenir la campagne contre des troupes qui leur étaient infiniment supérieures, les Turcs, auxquels était confiée la défense des provinces asiatiques, avaient été contraints de se renfermer dans Kars. Omer-Pacha ne nous prêtait devant Sébastopol qu’un concours humilié et par cela même stérile ; il réclamait à grands cris une situation plus digne de la haute réputation qu’il s’était acquise au début de la guerre. C’était en Asie qu’il voulait aller. Il représentait qu’il était insensé de jouer le rôle d’assiégeant en Crimée quand on laissait écraser, sans leur porter secours, des provinces entières qui ne demandaient qu’à rentrer sous l’autorité du sultan. Les Anglais, qui sont une puissance asiatique tout autant qu’une puissance européenne, prêtaient une oreille complaisante à ces observations. Nous les accueillîmes avec moins d’intérêt ; nous n’avions jamais eu, il faut le confesser, une foi bien vive dans les destinées de l’empire ottoman. La dernière de nos préoccupations était de lui restituer sa grandeur. On n’écouta donc Omer-Pacha que trop tard. Quand on rendit au sultan la fibre disposition de ses troupes, on ne fit que priver les armes ottomanes de l’honneur de contribuer à la prise de Sébastopol ; on ne sauva pas la ville de Kars. Omer-Pacha n’était pas assez fort pour marcher directement à l’ennemi ; il se perdit en manœuvres, et ne réussit même pas à détourner l’attention du général Mouravief. Cet échec, qui précéda de quelques mois à peine la conclusion de la paix, devait peu toucher la France. Il y avait longtemps que pour elle tout l’intérêt de la guerre était dans le résultat du grand siège. Grâce à l’énergique impulsion imprimée aux travaux par le général Pélissier, Sébastopol allait tomber avant Kars.


II.

Le nouveau commandant en chef de l’armée de Crimée n’avait pas perdu de temps. Investi du commandement le 19 mai 1855, il ne s’était pas contenté, dès le 23, de faire embarquer 12,000 hommes