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nous nous tenions attentifs. Dans la nuit du 17 au 18 juin, le canon ne cessa de gronder. À trois heures du matin, la fusillade se fit entendre ; elle prit bientôt des proportions énormes. Ce n’était plus un assaut, c’était une bataille. Peu à peu le feu se ralentit pour reprendre tout à coup dans différentes directions : à Malakof, au Grand-Redan, au ravin de l’Arsenal. À sept heures, il avait complètement cessé. Un billet du général en chef nous apprit le triste résultat que déjà nous pressentions. « Nous avons été repoussés, écrivait le général, mais nous reprendrons du poil de la bête. » Nos pertes en tués et blessés étaient considérables, 5,000 Français et 1,500 Anglais payèrent de leur sang cette journée. L’attaque avait eu lieu sans ensemble ; des fusées en devaient donner le signal, les colonnes s’élancèrent en voyant partir des bombes ou des fusées de guerre qu’elles prirent pour des fusées de signaux. Jamais nos troupes n’avaient été plus héroïques, leur échec les laissa découragées. Quand le soldat a la conscience d’avoir fait son devoir, il n’en reproche que plus amèrement l’insuccès au général. Le siège entrait pour la première fois dans une phase rétrograde ; ce fut précisément cette épreuve qui fit apparaître dans toute sa grandeur le caractère du nouveau commandant en chef.

Après l’assaut infructueux du 18 juin, les faiseurs de projets se donnèrent largement carrière. De tous côtés, on rêva campagnes, non que l’on sût au juste quelle campagne on pouvait faire, mais parce qu’on était las du terrible siège. Le général Pélissier demeura inébranlable ; son humeur bourrue contint les conseils, si elle n’empêcha pas les murmures. Retiré sous sa tente, comme un lion blessé au fond de son antre, il y ruminait sa vengeance ; son esprit ne dévia pas un instant de la direction qu’il lui avait donnée dès le début. Il était dans sa nature de s’acharner à une idée simple. Au mois de mai, il avait annoncé qu’il prendrait la tour Malakof ; au mois de juillet, c’était encore Malakof qu’il voulait prendre. Ce vieux chef, que l’échec irritait sans l’abattre, ne pouvait trouver qu’en lui-même la force de persévérer. Blâmé à Paris et à Londres, entouré de soldats mécontens, il lui fallait encore raffermir des alliés inquiets et cruellement frappés. L’amiral Lyons venait de perdre son fils, atteint d’un éclat d’obus devant Sébastopol ; lord Raglan se mourait du choléra. Pélissier restait seul debout pour faire face à tous ces malheurs. Lorsqu’on lui remettait le funèbre bulletin que, par un sinistre rapprochement, on avait surnommé « la gazette, du soir, » il le parcourait d’un œil sec et donnait avec sa netteté habituelle ses ordres pour le lendemain. Entre tués et blessés, nous perdions environ 80 hommes par jour, et le 12 juillet nous étions encore à 300 mètres de la tour Malakof. La pose d’un