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seul gabion coûtait parfois la vie à deux ou trois soldats. On s’étonne qu’on puisse obtenir de la nature humaine de pareils sacrifices ; tel est pourtant l’effet de la discipline dans une armée sur laquelle plane une volonté forte : l’instinct de conservation peut murmurer, il n’oserait entrer en révolte.

Les Russes devaient ignorer ce qui se passait dans notre camp, ou l’effort désespéré qu’ils préparaient leur était commandé par une situation pire encore que la nôtre. Aucune sortie ne leur avait réussi ; ils commettaient la faute d’en tenter une nouvelle. C’était s’exposer à nous fournir l’occasion d’un succès, et il ne fallait qu’un succès pour relover le moral de nos troupes. Il est probable que l’ennemi se crut hors d’état de tenir plus longtemps contre un feu qui le cernait enfin de toutes parts ; 60 batteries de siège à la gauche, 44 à la droite, atteignaient partout ses réserves, et ne laissaient pas dans la ville un point d’impunité.

Quand il s’agit de secret et de ruse, nous ne luttons pas à armes égales avec les races asiatiques. Inkermann avait éclaté sur nous à l’improviste ; une surprise analogue s’apprêtait contre les lignes de la Tchernaïa. Nous étions dans une sécurité complète. Le général en chef avait passé toute une nuit et toute une journée hors du camp. Après s’être fait débarquer sur la côte de Yalta, il avait regagné son quartier-général par le col de Forous et la vallée de Baïdar. Tout était calme ; nos piquets de cavalerie campaient sous les arbres, et n’avaient pas eu une seule fois à seller leurs chevaux. À l’extrême droite de nos lignes, les Piémontais, récemment arrivés, avaient ébauché à la hâte quelques retranchemens. Cette précaution attira les regards du général en chef et obtint son approbation. La journée du 15 août suivit de près le voyage de Yalta. Les Russes attendaient cette date pour nous attaquer ; ils savaient qu’à une journée de fête succéderait un relâchement de vigilance, en même temps qu’un sommeil plus profond.

Leurs colonnes se formèrent dans l’ombre et s’avancèrent en silence. « Rien de nouveau, » tel fut le rapport de la dernière ronde à quatre heures du matin. En ce moment, la fusillade éclata. Le général de Failly courut au pont de Traktir. « Tenez bon, dit-il au faible détachement qui gardait ce passage ; tenez bon, et faites-vous tuer, s’il le faut, jusqu’au dernier. » Pendant ce temps, les troupes renversaient leurs tentes et prenaient les armes ; mais déjà sur vingt points à la fois les Russes, munis de ponts volans, franchissaient la rivière. Si jamais bataille dut être gagnée, ce fut celle que l’ennemi engageait dans de telles conditions. Malheureusement pour les généraux russes, qui se prodiguaient, les troupes marchèrent sans élan. Les vieux soldats qui avaient combattu à l’Alma