Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du peuple invoquera la commune du moyen âge. Au-dessus de nos intérêts actuels, au-dessus de nos craintes ou de nos espérances pour l’avenir, plane étrangement la préoccupation du passé. N’a-t-on pas vu tout récemment une assemblée française se disputer sur le vieux droit du seigneur? Il en est ainsi de nous tous. Deux hommes se rencontrent et discutent sur les affaires publiques; vous croyez qu’ils parlent des intérêts présens, — le plus souvent c’est sur l’ancien régime qu’ils se querellent, et parce qu’ils sont en désaccord sur la façon de comprendre le passé, les voilà dans l’impossibilité d’être d’accord sur le présent.

Nos opinions politiques sont fort diverses. Regardez comment elles se sont formées chez la plupart des hommes. Ont-ils commencé par examiner attentivement et par peser les intérêts et les besoins de la société actuelle, et se sont-ils ensuite, d’après cette vue des choses d’aujourd’hui, tracé une ligne de conduite et un système de politique? Tout au contraire ils ont commencé, ordinairement dès l’enfance ou la première jeunesse, par jeter un regard rapide sur l’ancien régime, et, suivant ce que chacun d’eux y a vu ou a cru y voir, il est entré dans la voie où vous le trouvez aujourd’hui. Celui-ci a admiré un régime où il n’a vu que la chevalerie et les rois, et il est devenu partisan du droit divin ; celui-là a maudit un état social où il n’apercevait que les droits féodaux, et il est devenu à tout jamais un ennemi de la noblesse et des rois. Ne disons pas que l’un nie le droit du seigneur parce qu’il est royaliste, et que l’autre en affirme l’existence parce qu’il est républicain ; le contraire est plus vrai; c’est parce que l’un n’a pas vu dans l’histoire le droit du seigneur et les autres choses semblables qu’il est royaliste, c’est parce que l’autre a cru les y voir qu’il est républicain. Ainsi l’histoire forme nos opinions. Si l’ancien régime ne nous gouverne plus, du moins l’idée que nous nous faisons de lui domine et gouverne chacun de nous.

Si étrange que soit cet empire que le passé exerce sur nous, il y a quelque chose de plus étrange encore, c’est l’ignorance de la plupart des hommes à l’égard de ce même passé. Le paysan ne sait pas ce qu’étaient ces droits féodaux dont il parle tant; l’ouvrier serait bien déconcerté, si on lui apprenait qu’une commune du moyen âge était fort différente de ce qu’il s’imagine; le bourgeois lui-même serait assez surpris, si l’on parvenait à lui persuader que le tiers-état était autre chose que ce que Sieyès en a dit; le gentilhomme enfin ne renoncerait pas sans douleur à ses charmantes illusions sur la chevalerie. Chacun se façonne un moyen âge imaginaire. Les erreurs sont fort diverses, car il y a en toutes choses plusieurs manières de se tromper, et chacun se fait sa foi et son credo politi-