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cune d’elles, enfin ce qu’il y avait entre elles de désaccord ou d’harmonie. Déjà, dans une précédente étude, nous avons examiné comment la justice était constituée dans la société féodale ; nous avons remarqué qu’en ce temps-là toutes les classes étaient traitées avec une égalité parfaite sous le rapport de la justice, et que les hommes de chaque classe se jugeaient eux-mêmes. Le jugement par les pairs, c’est-à-dire le jugement par des jurys d’égaux était la règle universelle. Il faut montrer maintenant ce que devint la justice à mesure que la société française inclina vers la monarchie.


1o CE QUE FUT À l’ORIGINE LA JUSTICE ROYALE, QUE LE JUGEMENT PAR JURY Y PREVALUT D’ABORD.

À chaque transformation de la société française, l’organisation judiciaire s’est transformée dans le même sens. Lorsque la monarchie a pris le pas sur la féodalité, la justice royale a remplacé la justice féodale. D’ailleurs cette révolution dans l’ordre judiciaire, comme celle qui s’opérait à la même époque dans l’ordre politique, s’est faite lentement, à la longue, non par une brusque usurpation, mais par un progrès insensible et continu.

Plaçons-nous en plein moyen âge, c’est-à-dire au XIe siècle. La justice monarchique est encore à naître. On ne trouverait pas en ce temps-là un seul arrêt qui ait été rendu au nom de la société ou au nom du roi comme représentant de la société. Nous sommes encore fort loin du temps où l’on dira : « Tous les juges de ce royaume tiennent leur autorité du roi ; le roi seul a reçu de Dieu le pouvoir de juger. » Le droit divin, qui, au XIe siècle, était absolument inconnu en politique, n’apparaissait pas davantage dans l’ordre judiciaire. La justice en ce temps-là n’était pas même considérée comme une institution publique. On ne voyait en elle qu’une des manifestations de l’autorité seigneuriale. Attachée à chaque fief, elle faisait partie des devoirs et des droits, des charges et des profits de chaque seigneur. Le principe universellement admis était celui-ci : tout homme qui a terre a aussi, dans l’étendue de sa terre, la fonction de vider les procès et de punir les crimes.

Si le roi, à cette époque, exerçait la justice, c’était moins comme roi que comme seigneur. À dire vrai, il n’y avait pas alors de roi dans le sens que nous attachons aujourd’hui à ce mot ; ce titre ne présentait pas à l’esprit l’idée d’un personnage ayant mission de veiller sur la société et d’y maintenir l’ordre, la paix, la sécurité, le droit. Cette idée commençait à peine à poindre chez quelques esprits dans la société ecclésiastique ; elle était absolument absente dans la société laïque. Le roi, au XIe siècle, n’était qu’un seigneur.