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la matière qu’elle cherchait, les procédés qui l’épurent, les moules qui la reçoivent, les puissans engins qui la façonnent. En même temps l’espace s’est couvert de constructions appropriées à ces divers travaux et remplies d’une population rompue à ce labeur. Elle réunit les deux qualités qui distinguent la race allemande, et qu’on retrouve dans tous ses actes : l’esprit réfléchi et le goût de la discipline. Ce qu’il y a d’un peu lent dans ses allures se compense par un soin plus grand à bien discerner. Dans le maniement de matières presque toujours incandescentes, ce qui importe surtout, c’est le sang-froid et le degré d’attention ; sous peine d’accidens, il faut des ouvriers prompts et habiles de la main, calmes de la tête et des yeux ; même à Essen, tous n’y sont pas propres, et d’eux-mêmes beaucoup renoncent après un court apprentissage. Ce qui reste est une véritable élite, alerte, vigoureuse et si bien exercée qu’il lui suffit d’un mot, d’un signe pour comprendre ce qu’on attend d’elle, l’exécuter sans bruit et avec un ensemble qui étonne ceux qui en sont témoins. Aussi ces services sont-ils bien payés, autant du moins qu’ils pouvaient l’être en Allemagne, où tout était pauvre avant que l’on s’y enrichît par la conquête et le butin.

À ces salaires d’exception se joignent, de la part de M. Krupp, des habitudes de patronat qui en rehaussent le prix. Le maître, on le voit, se souvient du temps où, dans l’humble forge de l’entrée, il aidait son père à des travaux manuels. Dans l’usine d’Essen, tout ouvrier est en quelque sorte un coopérateur. Le salaire, outre l’indemnité fixe, comprend une sorte de prime qui coïncide avec la croissance de production de l’usine, et intéresse le moindre ouvrier à la prospérité commune. Tous également sont associés à une caisse d’assurance dans laquelle l’administration verse une somme égale à celle qui est retenue à la masse. Cette caisse a pour objet d’assister l’ouvrier dans les circonstances critiques ; elle paie le médecin et les médicamens en cas de maladie, sert des pensions aux veuves et aux orphelins ; elle agit aussi graduellement par des annuités de retraite. Après onze ans de travail effectif, l’ouvrier commence à recevoir de la caisse une allocation qui va en croissant, de telle sorte qu’au bout de seize ans de service actif dans la fabrique il touche en se reposant une somme égale à la solde qu’il recevrait, s’il travaillait encore. Toutes ces œuvres sont à noter ; elles sont les témoignages d’une sollicitude constante pour la vie et la santé des hommes, d’un juste souci de leur bien-être quand l’âge les supprime des cadres d’activité, enfin des obligations volontaires que tout chef de grand établissement doit s’imposer, pour l’acquit de sa conscience, vis-à-vis de ceux qui ont été les instrumens de sa fortune.

Cette colonie de 8,000 ouvriers est en somme paternellement et judicieusement gouvernée. Le pays nourrit un bétail abondant, et la