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où elle se prépare dans les meilleures conditions. Impunément on peut encourager de pareils goûts ; l’excès n’en est point à craindre. D’excès ici, on n’en voit guère ; tout y est modeste, la tenue, les habitudes, les distractions. Quand chaque matin, aux lueurs de l’aube, ces 8,000 ouvriers quittent la petite ville ou les hameaux environnans pour venir reprendre leur place dans les ateliers, on n’entend au dehors d’autre bruit que celui de la chaussée qui résonne sous leurs pieds. Point de cris, point d’entretien qui s’engage : chacun va de son côté comme des gens qui n’ont rien à se dire, et qui songent seulement à être rendus à point nommé où ils ont affaire. Leur pas est cadencé comme celui d’une troupe en marche ; au retour, quand le jour tombe ou quand les hommes de corvée rentrent, c’est le même mouvement. Pays exceptionnel que celui où l’ouvrier ne donne pas d’autres émotions aux entrepreneurs qui l’emploient !

Parmi les hommes qui, matin et soir, prennent et quittent à Essen les vêtemens de la forge, il en est encore un certain nombre qui ont pu assister au commencement de l’œuvre. Le maître, M. Krupp, n’en était alors qu’à ses premiers travaux, cherchant une issue pour les grandes facultés dont il est doué, ambitieux comme l’est tout homme qui sent sa force, et ne manquant pas une occasion de se produire. Dans chacune de ces occasions, on le voit grandir. Dès 1851, il figure à l’exposition de Londres, et le produit qui porte son étiquette est un canon sorti de ses forges. Voici la mention qu’on en trouve dans le compte-rendu français :


« La Prusse expose un canon de campagne du calibre de 6, ayant 5 pieds et demi de longueur, monté sur un affût large de 3 pieds. La pièce est en acier, coulée, forgée au marteau dans l’usine que possède M. Krupp à Essen, près de Düsseldorf. Le mérite de M. Krupp, sa rare habileté dans le travail du fer et de l’acier, sont parfaitement connus ; il recevra sa récompense non-seulement pour cette fabrication, mais pour celle des cuirasses en acier. »


Rien de plus. Ce canon était peut-être alors un exemplaire unique, et le fonds de l’assortiment consistait plutôt dans les cuirasses en acier. En 1855, dans la première exposition de Paris, l’effet fut plus grand. On sut à quoi s’en tenir sur cet acier fondu qui était la vraie découverte de M. Krupp, et allait assurer sa fortune. Dans l’annexe du Palais de l’Industrie se trouvait bien en relief et disposé avec un certain art un bloc de cet acier fondu. Pour qu’il frappât les yeux, M. Krupp l’avait mis pour ainsi dire en action. Chaque jour, au moyen de forts burins, un ouvrier y pratiquait des entailles profondes et devant un public curieux en détachait des copeaux. Il était aisé, même pour les hommes étrangers au métier, de voir que c’était là un métal très pur, sans pailles ni cassures, d’une homo-