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ronne, que l’on combattait autrefois comme l’arme de la tyrannie, deviendrait en réalité le dernier refuge de la minorité et le bouclier de la liberté.

J’ai essayé de montrer ce qu’avaient de peu fondé certaines opinions qui ont cours au sujet de la république. Il en est d’autres au sujet de la monarchie qui sont également erronées. Ainsi l’on dit : la capacité de bien gouverner ne se transmet pas plus aux premiers-nés que toutes les autres aptitudes; il est donc absurde d’établir une royauté héréditaire. Voici comment de Tracy exprime cette idée dans ses commentaires sur Montesquieu. « Tel qui se croirait en démence, s’il déclarait héréditaires les fonctions de son cocher ou de son cuisinier, ou s’il s’avisait de substituer à perpétuité la confiance qu’il a dans son médecin en s’obligeant, lui et les siens, de n’employer jamais en ces qualités que ceux que lui désignerait l’ordre de primogéniture, encore qu’ils fussent enfans ou décrépits, fous ou imbéciles, maniaques ou déshonorés, trouve cependant tout simple d’obéir à un souverain choisi de cette manière. Il est si vraisemblable que les enfans de celui qui est revêtu d’un grand pouvoir seront mal élevés et deviendront les pires de leur espèce; il est si improbable que, si l’un d’eux échappe à cette maligne influence, il soit précisément l’aîné; et quand cela serait, son enfance, son inexpérience, ses passions, ses maladies, sa vieillesse, remplissent un si grand espace dans sa vie, pendant lequel il est dangereux de lui être soumis; tout cela forme un si prodigieux ensemble de chances défavorables, que l’on a peine à concevoir que l’idée de courir tous ces risques ait pu naître, qu’elle ait été si généralement adoptée et qu’elle n’ait pas toujours été complètement désastreuse.» On ne peut mieux dire; seulement l’objection n’atteint point la royauté constitutionnelle, que certaines nations conservent librement; elle ne s’élève que contre le despotisme que les hommes subissent, mais ne choisissent pas.

Pour que la monarchie constitutionnelle soit un bon gouvernement, il ne faut pas que les qualités d’un bon souverain se transmettent suivant l’ordre de la naissance. Le roi règne, il est vrai; mais il ne gouverne pas. S’il est sensé et habile, il rend au pays de très grands services; mais, fût-il méchant ou fou, il ne peut faire assez de mal pour perdre l’état. Le pouvoir réel étant aux mains du chef de cabinet, les vertus et les talens du roi ne seront pas inutiles, mais ses vices, ses folies mêmes, ne peuvent atteindre directement les citoyens protégés par les lois. La démence de George III a certainement fait commettre des fautes à l’Angleterre; elle ne l’a pas empêchée de déployer une grande énergie au dehors et de poursuivre à l’intérieur l’affermissement de ses libertés. Les mauvaises chances de l’hérédité royale n’étaient à redouter que quand le mo-