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et de tout littérateur est l’imagination ; or, en affaires, rien de plus funeste que l’imagination. Elle efface les obstacles ou accroît les périls, teint tout en rose ou en noir, en un mot empêche de voir les choses telles qu’elles sont. Les imbéciles font fortune, dit-on, tandis que les hommes de génie se ruinent. C’est que les premiers, rampant à terre, aperçoivent les obstacles et les évitent, tandis que les seconds, la tête dans les nues, se heurtent à toutes les pierres et se jettent dans les abîmes. La première qualité de l’homme d’état est une vue claire de la réalité, car on ne peut tabler sur des espérances, et il importe de ne tenir compte que des faits. En politique, il ne faut donc pas se laisser guider par des hommes de lettres, ni emporter par l’esprit littéraire. Si je voulais ruiner une province, disait Frédéric II, j’en confierais le gouvernement à un philosophe.

Il est même très dangereux de transporter la langue littéraire dans l’administration des intérêts de l’état. Le littérateur vise à reflet plutôt qu’à rendre la vérité. Il ne se soucie point d’un nombre exact : pour dire beaucoup, il dira mille ou un million. Il écrira qu’à l’ennemi la France opposera 40 millions de poitrines ; il le croira peut-être et du moins le fera croire. L’antithèse, la métaphore, l’hyperbole, sont des figures de rhétorique qui, dans un livre, feront peut-être le meilleur effet ; mais, dans la bouche de ceux qui gouvernent, elles peuvent amener d’irréparables malheurs. Que de mal n’a pas fait en 93 la fausse rhétorique du temps ! Que de sang versé au nom des grandes phrases empruntées à Rousseau ou à Plutarque ! Quel danger de donner à la politique d’un grand pays une expression assez tranchante pour qu’elle tienne dans les deux membres d’une antithèse ! Que de mécomptes quand on veut formuler un programme en métaphores brillantes, ou quand on transforme une situation au gré d’une imagination trop ardente !

Le mal que je signale est grave, surtout quand il s’agit, comme en France, de refaire toutes les institutions sans le secours de la tradition, celles qui existaient ayant conduit le pays à sa perte. L’esprit littéraire tiendra lieu de science politique, car celle-ci est généralement ignorée. Elle n’est enseignée nulle part. Elle est bien cultivée par quelques écrivains d’élite, mais leurs livres sont peu lus, et eux-mêmes ne sont pas nommés aux assemblées constituantes. La France devrait avoir partout des professeurs chargés de découvrir les meilleures formes de gouvernement et de communiquer au public le résultat de leurs études, attendu que tous les vingt ans elle renverse son gouvernement et eu cherche un meilleur. Et cependant on n’a pas songé, que je sache, à élever des