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Tout établissement possédé par l’Europe dans ces mers lointaines doit se sentir menacé. Je ne conseillerais certes pas de faire succéder à la politique d’expansion la politique d’abandon : il faut avoir plus de suite dans les idées ; mais il importe, j’en suis très convaincu, de se tenir en garde contre des espérances chimériques. Il ne reste plus aux colonisateurs qu’un privilège : ils supportent seuls les frais d’une administration dont les autres pavillons profitent. Sur le terrain défriché, chacun vient s’établir avec un droit pareil. Il n’est plus de débouchés que le travail national ne puisse s’assurer par la supériorité de son industrie. L’Inde, les Philippines, la grande île de Java, s’il fallait les conquérir aujourd’hui, absorberaient plus d’or qu’elles n’en laisseraient refluer vers la métropole. Où trouver d’ailleurs dans le monde encore inexploité des populations qu’un prosélytisme ardent puisse étreindre et assimiler à la race conquérante, comme celles dont la ferveur religieuse de l’Espagne a su faire en quelques années non-seulement des chrétiens, mais des Espagnols ? Où rencontrer une aristocratie féodale pareille à celle des zemindars hindous ou des régens javanais pour pressurer au compte du maître européen la foule asservie et résignée qui féconde le sol sans oser prétendre à en garder les produits ? Des conquérans, sceptiques comme nous le sommes, ne sauraient se flatter de renouveler les conversions presque miraculeuses du XVIe siècle.

L’avenir colonial, sous quelque forme qu’il se présente, ne m’apparaît donc qu’environné de nuages. Il n’existe plus heureusement de relation intime entre le progrès colonial et les facultés maritimes du pays. Confondre les dépenses des colonies et celles de la flotte serait moins que jamais de saison. En 1857, on eut l’excellente idée de les rendre distinctes en constituant à côté du ministère de la marine un ministère des colonies. Il est fâcheux qu’on ait altéré la simplicité de cette réforme et qu’on l’ait ainsi rendue peu durable en donnant au nouveau ministère, avec les établissemens transatlantiques, l’Algérie, que sa proximité et son importance conseillaient d’assimiler dès lors aux départemens français. De plus, on voulut laisser à la marine, ou, pour mieux dire, la marine commit la faute de revendiquer la charge de l’armée coloniale, de sorte que nous perdîmes une merveilleuse occasion de voir enfin clair dans notre budget. Il n’en est pas moins remarquable que la plupart des progrès réalisés par la marine impériale datent de l’époque où, par suite de la séparation des deux ministères, son sort avait cessé d’être étroitement associé à celui de nos possessions d’outre-mer.

Le premier ministre qui avait été placé à la tête du département de la marine n’avait pu donner à sa pensée ardente tout l’essor qu’il eût voulu lui faire prendre. Les nécessités de la guerre