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se produisent, et ce n’est rien d’avoir étonné le monde par le déploiement de ses forces, si l’on n’est pas en mesure de les entretenir. On excite ainsi chez les autres peuples des ombrages, dans son propre pays une présomption fit des aspirations funestes. Il était donc sage, je dirai même indispensable, de ne pas vouloir disputer à l’Angleterre l’avantage du nombre. C’était la seule supériorité qu’on dût lui concéder. Pour tenir sur les mers la place à laquelle nos ressources de tout genre nous faisaient un devoir d’aspirer, nous avions deux moyens infaillibles : n’admettre dans la composition de notre flotte que des navires dont les qualités ne fissent aucun doute, — assurer par tous les détails de notre organisation une célérité exceptionnelle à nos armemens. Nous pouvions ainsi inspirer un certain respect à l’Angleterre même, car au début d’une guerre nous lui aurions opposé, en la primant de vitesse, des forces à peine inférieures aux siennes. Ce programme était simple. Il en fallait écarter tout plagiat inintelligent du passé.

Il n’est point de pays où l’on fasse un plus grand abus qu’en France du fétichisme qui s’attache encore à certains noms. Quand Colbert créa la marine française, il s’inspira des besoins du moment ; les procédés qu’il employa n’eussent pas été les mêmes, s’il eût vécu à notre époque. En 1668, tout était, exclusion, corporation, privilège. Sans colonies, il n’y avait point de commerce extérieur, sans commerce pas de marine militaire. En 1856, de nouvelles doctrines préparaient la liberté des échanges et l’abolition du pacte colonial ; les progrès de la marine à vapeur tendaient à faire de la flotte une armée. Il était donc inutile de subordonner le développement de nos forces navales à des considérations étrangères.

L’ambition coloniale n’a pas été favorable aux destinées du second empire. Pendant dix ans, nous avons été distraits par des diversions regrettables de la seule question qui eût dû nous occuper. Quelle eût-été, au bout de ces dix années de paix, notre puissance, si nous les eussions employées à nous préparer à la lutte qui devait avoir notre existence même pour enjeu ! Il était difficile de ne pas payer ce tribut aux idées du passé. L’ambition coloniale ne fut pas désavouée par la France, nous y applaudîmes au contraire tant que nous la vîmes couronnée par le succès, et cependant, heureuse ou malheureuse, cette ambition n’en était pas moins un anachronisme. Les comptoirs asiatiques semblent, il est vrai, encourager encore les partisans du système qui s’écroule ; mais ces colonies sont les sommets d’un monde à demi submergé, le flot montant les viendra couvrir à leur tour. Il s’opère, depuis quelques années, d’étranges transformations dans l’extrême Orient. Nous avons mis la main dans la ruche, et nous avons éveillé les abeilles.