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ditions, presque avec ses monumens, on n’eut garde de laisser sur les bords du Tibre les factions hippodromiques. Au contraire l’engouement et les rivalités qu’elles inspiraient s’accrurent dans d’effrayantes proportions, comme ces plantes qui, transférées du sol natal sur une terre vierge et plus féconde, s’épanouissent aussitôt et se développent d’une façon tellement luxuriante qu’elles éclipsent leurs congénères de la mère-patrie. C’est surtout au VIe et au VIIe siècle, sous les règnes de Marcien, d’Anastase, de Théodora et de Justinien, de Maurice, de Phocas, d’Héraclius, que l’histoire des factions du cirque se confond en quelque sorte avec l’histoire de l’empire, que les verts et les bleus déchaînent, dans leurs querelles hippiques, l’émeute et l’incendie sur Constantinople, la guerre civile sur l’empire, que presque pas une année ne se passe sans que, dans la ville ou ses faubourgs, n’éclate entre les partis acharnés quelque rixe sanglante ; que les factieux osent livrer au pouvoir des batailles où des milliers d’hommes périssent ; que les séditions écloses à Constantinople ont des contre-coups formidables dans les turbulentes cités de Tarse, d’Antioche et d’Alexandrie.

On s’est demandé si ces sanguinaires rivalités du cirque ne cachaient pas de profondes divisions politiques, et si sous ce frivole prétexte ce n’étaient pas de sérieuses questions qui se débattaient par les armes. Il est permis d’en douter ; le peuple byzantin s’inquiétait peu de la politique intérieure ou extérieure de l’empire ; pourvu que le gouvernement maintînt le vin et l’huile à bon marché, pourvu que l’on ne touchât pas à ses saintes images, sa grande affaire, c’était le cirque : il se préoccupait infiniment plus de savoir qui l’emporterait aux courses prochaines, des cochers verts ou des cochers bleus, que des revers ou des succès de l’armée romaine sur l’Euphrate et le Danube. Quand nous voyons dans l’histoire byzantine une certaine faction s’acharner contre un prince, soyons certains que ce n’est point parce qu’il a suivi une mauvaise politique avec les Arabes, parce qu’il a signé un traité désavantageux avec les Hongrois, parce qu’il a déclaré injustement la guerre aux Bulgares, parce qu’il a restreint une liberté ou refusé une réforme ; c’est uniquement parce qu’il a trahi ses sympathies pour la faction adverse. Quand un nouvel empereur assistait pour la première fois aux courses de chars, tout le peuple attendait anxieusement qu’il manifestât son inclination. S’il paraissait à la tribune impériale avec les insignes des bleus, la destinée du règne tout entier se trouvait engagée ; les bleus se prenaient d’un attachement fanatique pour le prince, les verts lui vouaient une haine implacable, et dans toutes les émotions de la cité on devait retrouver la trace de ce premier acte politique de l’empereur : le peuple ne demandait pas à la couronne d’autre programme politique que celui-là. On peut