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nait plus, et d’un côté à l’autre du cirque on se provoquait, on se défiait, on se bravait du regard, de la voix, du geste ; on se renvoyait les insultes, les chants, les quolibets, et les plus ardens, montés sur les gradins, agitaient furieusement leurs bras enveloppés de grandes manches flottantes. À la longue, à force de se retrouver si souvent en présence, les membres des factions adverses en venaient à se haïr, à ne plus rêver que rixes sanglantes, incendies, guerre civile. Comprend-on maintenant comment les Byzantins, avec leurs factions et leurs courses de chars, ne regrettaient plus les égorgemens de gladiateurs, les chasses et les combats de bêtes féroces, les batailles navales sur une mer factice ? Le sang qui autrefois coulait dans l’arène coulait maintenant dans les entr’actes, à la sortie des jeux. C’était le spectateur lui-même qui, au comble de la rage, tirant la courte épée cachée sous son manteau, se précipitait sur les gradins de la faction adverse, faisait en personne fonction de gladiateur, devenait tout à coup acteur d’une sanglante tragédie. Vainement les gardes de l’empereur intervenaient-ils pour séparer à coups de sabre, à coups de fouet, à coups de bâton, les combattans ; sous les coups de la milice, verts et bleus ne s’en déchiraient qu’avec plus de fureur. Quel combat de gladiateurs aux plus beaux jours de Rome eût valu cette splendide sédition du règne de Justinien, lorsque 40,600 cadavres jonchèrent les gradins et l’arène du cirque ? Une chasse de bêtes sauvages ! mais le bleu qui épiait, le poignard entre les dents, embusqué dans une rue étroite, le passage de quelque vert, éprouvait une tout autre volupté qu’à voir poursuivre dans le cirque des girafes ou des antilopes. Une naumachie ! mais on avait mieux que cela, et le soir on voyait de bons compagnons du parti vénète jeter dans les flots du Bosphore quelque prasin dûment cousu dans un sac de cuir.

Tels étaient les plaisirs que l’établissement des factions avait pour objet de procurer au peuple byzantin. Ces factions, comme on le voit, étaient de véritables associations, des clubs hippiques. Elles étaient au nombre de quatre ; mais les blancs faisaient toujours cause commune avec les bleus ou vénètes ; les rouges n’étaient qu’une section annexe des verts ou prasins. La loi reconnaissait à ces clubs la qualité de personnes morales ; en conséquence chaque association avait ses présidens, ses dignitaires, ses employés, son trésor, ses écuries, ses fermes d’élevage, ses chevaux, ses chars, son personnel de montreurs d’ours et de funambules, pour les intermèdes qu’on devait donner au public pendant la représentation hippique. Les factions étaient en effet des manières d’impresarii, des entrepreneurs en bloc de tous les plaisirs du peuple. Chacune des quatre factions se composait donc de trois élémens fort distincts : 1o les membres du club, inscrits sur un registre, payant