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lets de banque ; à Constantinople, le pauvre diable de plébéien, le batelier du Bosphore, le portefaix des chantiers de la Corne-d’Or, n’avait point d’argent à risquer : c’était lui-même, c’était son amour-propre qui formait l’enjeu. Une fois qu’il s’était assis sur certains gradins de l’hippodrome et qu’il avait arboré l’écharpe verte, il fallait nécessairement que la défaite des bleus fût un triomphe pour lui, leur victoire un crève-cœur. Son parti était-il vaincu, son cocher était-il tombé du char au moment d’arriver au but, son chagrin, son humiliation, étaient sans bornes. Comment oserait-il traverser son quartier, passer devant la boutique de ses voisins, rentrer dans sa famille avec ces couleurs déshonorées ? L’écharpe verte, qui inspirait du respect même à l’empereur, allait l’exposer aux quolibets, aux injures de tous les laquais et de tous les polissons de Constantinople. Au contraire son cocher favori avait-il remporté la palme, le calife de Bagdad n’était plus son cousin, les conquêtes du grand païen Alexandre n’étaient rien à ses yeux ; le va-nu-pieds se carrait victorieusement sous les portiques des grandes rues avec ses triomphantes couleurs, et marchait la tête haute au milieu des murmures flatteurs de la multitude.

Si aujourd’hui, avant d’engager un pari, on tient à consulter la cote des chevaux qui doivent courir, on conçoit que le Byzantin, qui allait s’engager, pour toute sa vie peut-être, sous la bannière d’une faction, étudiait soigneusement les chances de victoire, s’informait du personnel et du matériel, de la bonté des chevaux, de l’habileté des cochers, des sympathies manifestées par le puissant empereur ; c’est pour ce motif que, suivant les circonstances favorables ou défavorables, telle faction comptait un bien plus grand nombre d’adhérens que la faction adverse. Au VIIe siècle, celle des verts en avait quinze cents, celle des bleus neuf cents seulement. Si l’on songe que ces espérances, ces inquiétudes, ces joies, ces douleurs bouleversaient le cœur, non pas d’un citoyen isolé, mais d’une immense multitude, on peut juger ce qu’était le public byzantin à une représentation hippodromique. Tous les spectateurs d’une même faction, assis sur un même côté de l’hippodrome, revêtus des mêmes insignes, suivaient, le corps penché en avant, la respiration haletante, suspendus entre la crainte et l’espoir, les vicissitudes de la course. L’intensité de chaque sentiment se trouvait multipliée par le nombre de ceux qui le partageaient. Chez un seul homme, c’était vif intérêt, passion, espoir, déception ; dans la foule, fureur, frénésie, désespoir extravagant.

Ce qui achevait d’exaspérer les passions, c’est qu’en face de soi, de l’autre côté de l’hippodrome, on voyait siéger la faction adverse ; à vos craintes répondaient ses espérances, à votre défaite son triomphe, à votre désolation ses insultes. Alors on ne se conte-