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que l’empereur Constantin Porphyrogénète avait fait restaurer cette « merveille rivale du colosse de Rhodes, ce prodige au quadruple flanc. » Inscriptions et plaques de bronze doré ont disparu ; ce sont sans doute les Francs de la quatrième croisade, les compagnons de Dandolo et de Villehardouin, les fondateurs de l’empire latin, qui les ont prises pour des lingots d’or ; la solidité de l’édifice en est singulièrement affectée, tous les voyageurs lui prédisent un écroulement prochain, et suivant l’expression d’un Byzantin de nos jours, le patriarche Constantios, « ce n’est plus qu’un squelette nu et désolé. »

Entre les deux obélisques s’élève la fameuse colonne serpentine, formée de trois serpens enroulant ensemble leurs spirales et écartant ensuite leurs trois têtes de manière à supporter un trépied. Aujourd’hui il n’y a plus de têtes sur la colonne ; toutefois la partie supérieure de l’une d’elles, au témoignage de M. Albert Dumont, se trouverait conservée au musée Sainte-Irène à Constantinople. Depuis les travaux qu’on a faits pour le déblayer, le monument de bronze compte 5m, 55 de hauteur, et l’on a pu vérifier un fait sur lequel les rapports des écrivains de l’antiquité avaient pu laisser planer quelque doute, c’est que nous avons bien sous les yeux le monument historique le plus respectable de toute l’antiquité grecque, ce fameux « dragon » que le Lacédémonien Pausanias, généralissime des Grecs, consacra dans le temple d’Apollon à Delphes, en mémoire de la grande victoire de Platée, avec le produit des dépouilles enlevées à l’armée de Xerxès, On peut lire encore sur les spirales du triple serpent une antique inscription énumérant les noms de trente-six peuples grecs qui avaient fourni leur contingent pour la grande bataille, depuis la petite ville de Mycènes, qui n’a pu amener que 80 hoplites, jusqu’à la puissante cité de Sparte, qui a su mettre en ligne 40,000 guerriers. L’orgueilleux Pausanias y avait gravé son nom ; mais un décret du sénat de Lacédémone y a substitué ceux des trente-six villes héroïques. Byzance, par la suite des temps, hérita de Delphes, et le glorieux trophée passa, de l’ombre du sanctuaire où la pythie rendait ses oracles, sur la spina de l’hippodrome, et toujours le dragon de sa triple tête soutenait le trépied, et sur le trépied s’élevait la statue d’Apollon. Aujourd’hui il n’y a plus ni statue, ni trépied, ni têtes. Les mutilations remontent à longtemps déjà ; la superstition byzantine avait pris les devais sur la rapacité franque et sur le fanatisme ottoman. Évidemment ce dragon devait avoir d’étranges communications avec les démons, dieux déchus, héros damnés. Vainement ce commensal d’Apollon pythien, ce contemporain des Pausanias et des Thémistocle, ce triomphateur de Platée se montrait-il d’une complaisance à toute épreuve ; vainement, dans les solennités byzantines, grâce à un ingénieux système hydraulique,