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mier coup, il déclara qu’il était prêt à faire la concession de son terrain, pourvu qu’on lui accordât, pour lui et ses héritiers, une place d’honneur à l’hippodrome, et qu’on lui rendît, à l’ouverture de la séance hippique, les mêmes honneurs qu’à l’autocratôr. C’était un cordonnier ; Justinien consentit en souriant à cette demande, toutefois avec cette réserve que les honneurs impériaux lui seraient rendus par derrière. Voilà pourquoi durant plusieurs siècles le peuple de Byzance poussait des acclamations ironiques et se livrait à de grotesques génuflexions devant le descendant du cordonnier de Justinien, tandis que l’autocratôr, dans sa loge impériale, s’abandonnait à la mesure de gaîté que pouvaient lui permettre les lois de l’inflexible cérémonial.


V.

Lorsque le jour marqué pour une solennité hippodromique approche, tout Constantinople est en émoi. Les factions complètent leur organisation, passent la revue de leur matériel. Les étrangers affluent dans la capitale. La veille du grand jour, un messager impérial, le tesséraire, se rend à l’hippodrome, ordonne de « suspendre le velum » au-dessus de la tribune impériale, c’est une manière d’annoncer la solennité ; l’heureux messager est salué par les acclamations d’une multitude qui a déjà envahi le cirque, et qui se propose bien d’y passer la nuit pour avoir une meilleure place le lendemain. Tout le personnel de l’hippodrome est sur pied ; on éprouve si les barrières sont assez solides pour arrêter les chevaux jusqu’au signal donné, on fait sortir de l’écurie les coursiers avec leurs harnais dorés, on compare la légèreté et la solidité des chars ; on prépare les urnes pour tirer au sort la place des concurrens et déterminer qui aura le bonheur de tenir la corde, c’est-à-dire d’être le plus rapproché de la spina ; on nivelle l’arène, on y remet du beau sable jaune mêlé de la poussière odorante du cèdre ; demain on y jettera des fleurs. Enfin la nuit passe, le jour désiré paraît.

Tout Constantinople est là : une montagne de peuple couvre du haut en bas les gradins ; ateliers, magasins, chantiers du port, tout est fermé, tout chôme ; on ne travaille pas ce jour-là, et le plus pauvre artisan a revêtu sa plus blanche tunique. Examinez ce peuple : vous verrez jusqu’à quel point le mélange du sang étranger, du sang slave, turc, arabe, tartare, a déjà altéré, dans cette grande capitale cosmopolite, la pureté primitive du type grec et du type romain. D’ailleurs à côté des citadins il y a place pour les provinciaux ; le paysan slavo-grec de la Thrace, courbé sous son rude labeur et sous les âpres exigences du fisc, vient voir comment le Byzantin s’entend à dévorer les sueurs des provinciaux ; le hardi