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mors dans la bouche, d’autres tenaient les rênes et faisaient claquer le fouet. Il paraît que cette facétie avait un effet irrésistible sur le public byzantin, car l’auteur du Livre des cérémonies de la cour et de l’hippodrome l’a consigné gravement par écrit pour la plus grande délectation des générations futures. Parfois le peuple lui-même était acteur ; à certaines fêtes, en mémoire des licences fescennines des vieux Latins ou des insultes sacrées qu’on échangeait au pèlerinage d’Eleusis, les chefs des factions se prenaient à partie et s’accablaient d’invectives convenues, de quolibets graveleux, d’un débordement de verve carnavalesque.

Cependant il fallait bien dîner pour se préparer au renouvellement des courses, qui toujours avait lieu dans l’après-midi. L’empereur se retirait avec les grands dignitaires dans son triclinium, l’impératrice avec ses dames dans un salon attenant à son église ; le peuple étalait ses provisions, viandes sèches, poissons salés, pois frits, melons d’eau, limons, oranges, pastèques, et de cette ruche immense s’élevait un prodigieux bourdonnement. Très souvent c’était le prince qui offrait ce repas à son peuple ; on entassait au pied de la spina des monceaux de légumes, de fruits, de jambons, et le peuple, descendant des gradins, mettait au pillage cette architecture de cocagne ; puis arrivait, porté sur un char, un grand vaisseau rempli de poissons secs qui répandait tout d’un coup sa cargaison sur l’arène. Ce maigre festin ne rappelait guère les fabuleux congiaires que César, après ses triomphes, offrait au peuple romain couché autour de quarante mille tables, où rien ne semblait assez exquis pour le palais du peuple-roi, où l’on versait aux manœuvres et aux lazzaioni romains le vin de Grèce et de Sicile à pleines coupes. Les Byzantins n’avaient point la voracité ni la sensualité romaine ; leur sobriété orthodoxe allait bien à la médiocrité de fortune du nouvel empire ; leur idéal, ce n’était plus le gourmand Vitellius, mais le patriarche Jean, dit le Jeûneur. Ce qu’on jetait au Tibre de viandes rares le lendemain d’une de ces orgies auxquelles les césars conviaient toute une nation eût suffi pour mettre en débauche ces sobres buveurs de pastèques.

D’ailleurs on n’est pas à l’hippodrome pour manger, et le peuple, qui a terminé lestement cette légère collation, commence à trouver qu’on est bien long à la table du triclinium impérial. Des chants s’élèvent, de moins en moins respectueux, et il est temps que l’empereur vienne donner le signal de nouvelles courses. Le grossier Phocas, en sa qualité de vieux routier, avait le don surtout d’impatienter le peuple souverain par ses libations prolongées. Un jour, les factions commencèrent d’abord par une invocation respectueuse ; « lève-toi, ô soleil impérial ; lève-toi, apparais. » Le biberon ne