Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/803

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’Angleterre comprit la faute qu’elle avait commise quand elle vit avec quelle énergie les États-Unis domptaient la rébellion, avec quelle surprenante rapidité ils remplissaient le gouffre financier ouvert par la guerre ; elle le comprit mieux encore quand les États-Unis devinrent le foyer éloigné de l’agitation feniane en Irlande, lorsque le parti démocratique flatta secrètement ceux qui voulaient troubler ses colonies canadiennes ; elle en eut surtout conscience quand elle vit se développer en Europe même des événemens auxquels il lui fut interdit de se mêler avec autorité, parce que son ingérence active aurait pu l’entraîner à la guerre, et que la guerre pouvait être le signal de l’apparition de quelques Alabamas sortis des ports des États-Unis, munis des lettres de marque de son adversaire européen, et prêts à fondre partout sur ses innombrables vaisseaux, chargés des produits du monde entier. Cette crainte est restée suspendue comme une épée de Damoclès sur la tête de tous ses hommes d’état, trop patriotes pour l’exprimer bien haut, trop clairvoyans pour ne la point concevoir. Comment imaginer que, si l’Angleterre avait une guerre un peu longue, il ne se trouverait personne à New-York, à Boston, parmi ces armateurs dont les navires avaient été coulés ou brûlés par l’Alabama, pour prendre une revanche si facile contre Londres et Liverpool ? Pouvait-on espérer que le gouvernement de Washington écouterait les dénonciations, les remontrances du ministre anglais d’une oreille plus favorable qu’on n’avait écouté à Londres celles de M. Adams ? Les longues côtes des États-Unis étaient-elles plus faciles à surveiller que celles de la Grande-Bretagne ? Tant que la question de l’Alabama n’était point résolue dans le sens des exigences légitimes des États-Unis, l’Angleterre était condamnée à la paix, elle ne pouvait se faire un ennemi sans s’en donner deux. C’est ainsi que d’une manière occulte et indirecte, manifeste cependant à tous ceux qui se tenaient au courant de l’opinion aux États-Unis, l’hostilité des États-Unis, latente, mais certaine, pesait de tout son poids sur la politique anglaise. Personne, après les hommes d’état anglais, ne le savait mieux que M. de Bismarck, dont la clairvoyance, si funeste à la France, a toujours eu des regards sur le monde entier. Uni par une étroite confiance à l’historien américain Bancroft, ministre des États-Unis à Berlin, par une vieille amitié à un autre historien célèbre, Motley, qui avait succédé à Londres à M. Adams, il était bien renseigné sur les sentimens du peuple américain ; il comptait sur les affinités qui s’étaient révélées entre les États-Unis et la Russie, puissances toutes deux jeunes, les dernières arrivées sur la grande scène politique, qui avaient résolu presque au même moment le grand problème de l’émancipation d’une race, qui toutes deux nourris-