Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 94.djvu/821

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les difficultés trop embarrassantes ! Qu’il est naturel de s’adresser à un homme dont la décision est sans appel ! Un gouverneur de province, du reste, ne fait que se soumettre, dans son ressort, aux exigences que subit le grand-vizir lui-même. À Constantinople, vous voulez dessiner un bas-relief, visiter un palais, un arsenal, obtenir la moindre permission, le plus sûr est de présenter requête au premier ministre ; le cachet de ce haut magistrat est un talisman des Mille et une Nuits. Il y a quelque temps, l’Ajaccio, bateau à vapeur attaché au service de notre ambassade, demanda aux chantiers de l’état une pièce de bois pour réparer une légère avarie. Après deux mois d’instance auprès de fonctionnaires qui craignaient de se compromettre ou ne comprenaient pas ce qu’on attendait d’eux, force fut d’aller trouver Ali-Pacha. Vers le même temps, un artiste parle dans la rue à deux soldats qu’il veut placer dans un tableau oriental, les colonels et les généraux s’en mêlent ; on hésite, on refuse, on promet, on temporise : il fallut présenter un placet au grand-vizir. Le lendemain, le peintre reçut deux colonels en grande tenue qui avaient l’ordre officiel de poser. Ce qui augmente encore le travail d’un vali ou d’un vizir, c’est que, la loi n’étant jamais stricte, tout le monde, pour s’y soustraire, cherche les protections les plus hautes ; c’est que, tout étant irrégulier, chacun des sujets du sultan peut espérer une faveur personnelle. Il ne faut pas oublier non plus que des événemens qu’on ne saurait prévoir réclament souvent l’intervention toute particulière d’un gouverneur. Au commencement de 1867, on avait signalé en Bulgarie une invasion effrayante de rats qui venaient, dit-on, des montagnes de l’Oural ; jour par jour, il fallut suivre leur progrès, les dépêches télégraphiques se succédèrent sans interruption. Le vali de Rutchuk leur faisait une guerre acharnée ; beaucoup échappèrent, franchirent le Balkan et parurent dans la vallée de l’Hèbre. Le gouverneur ne put se borner à publier un arrêté ; il dut donner l’exemple. Il réunit les hauts magistrats, les arma de bâtons, et, se transportant dans un champ, montra à tous comment on tue ces animaux dans leurs trous ; les cadis, les muftis, les mollahs et les généraux l’imitèrent, tout le peuple fit comme les chefs : il fallait une cérémonie aussi solennelle pour frapper les esprits. Dans le vilayet d’Andrinople, quand les Tcherkess pillent sur les routes, le pacha monte à cheval et les poursuit. S’il ne donne pas l’exemple de la bonne police, que ne dira-t-on pas à Constantinople ! Pour peu qu’un incident ait quelque importance, le vali doit payer de sa personne.

L’immense empire ottoman présente un spectacle qui n’est pas sans grandeur. Les peuples les plus divers : Arabes, Arméniens, Grecs, Slaves, Albanais, sont gouvernés par une aristocratie admi-