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heureusement régnant, qui gouverne des peuples nombreux en Europe, en Afrique, en Asie, et qui compte beaucoup d’enfans, tant filles que garçons. C’est aujourd’hui l’anniversaire de sa glorieuse naissance ; mais ce jour est plus beau cette année que toutes les autres : la fortune nous a envoyé un étranger, soleil qui nous illumine, nous qui ne sommes que de simples lunes. Hurrah ! hurrah ! » L’étranger répond dans les mêmes termes, en ayant soin seulement de remarquer que ses hôtes sont tous des soleils. Hurrah ! hurrah ! Vingt et trente toasts de ce style sont l’accessoire obligé de tout dîner européen dans le monde officiel de la jeune Turquie. C’est pour se conformer aux usages de l’Europe que le vali d’Andrinople a fait dessiner aux environs de la ville un jardin public qu’on appelle, je crois, Tivoli. La musique militaire s’y fait entendre deux ou trois fois par semaine. Le gouverneur a aussi un coupé, acheté à Vienne et très élégant, mais dont il ne peut se servir sans danger dans des rues semées de vastes trous, encombrées de pierres énormes. Par respect pour la civilisation, il confie de temps en temps ses jours à ce véhicule, et se promène aussi gravement qu’il est possible dans les quartiers les plus fréquentés. Certes de pareils usages prêtent à sourire. Cependant, puisque les Turcs veulent modifier leurs vieilles habitudes, il faut leur savoir gré de ces efforts. Des réformes tout extérieures ont une grande influence en Orient. Le jour où le sultan Mahmoud a créé le nouveau costume, il a imposé à son peuple un changement qui le faisait rompre avec le passé ; les Osman lis en turban ne pouvaient être des Européens. Ces fêtes, ces dîners, ces jardins publics, ces musiques militaires, ces voitures, sont des choses neuves, par suite excellentes. Il ne faut pas croire que le gouvernement turc, dans les petites choses comme dans les grandes, manque volontairement de franchise ; quoi de plus sincère, par exemple, que les essais tentés dans les écoles d’Andrinople ? N’y a-t-il pas aussi dans l’organisation des mesliss et des tribunaux mixtes des élémens qui ne peuvent manquer de porter leurs fruits ? Par malheur, sans cesse les Turcs se heurtent à des obstacles ; leur passé, leurs traditions, sont autant d’embarras qui les empêchent de marcher, sans compter que les harems et ces longues heures de repos qu’on appelle le kief suffiraient pour détruire l’énergie la mieux trempée. Le progrès chez eux a toujours la lenteur d’un cadi du vieux temps, enveloppé de sa vaste robe, courbé sous son turban, chaussé de babouches qui lui font faire à chaque instant des faux pas ; puis, si les Orientaux dans leurs essais de réforme sont souvent de bonne foi, il faut bien avouer, comme me le disait l’un d’eux, que beaucoup n’ont pas la foi.


Albert Dumont.