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avait saisi Polémarque, et l’avait fait conduire dans cette prison où la mort l’attendait.

Eratosthène était un modéré de l’aristocratie, ou plutôt un de ces hommes comme nous en avons tant connu, qui se prêtent pour un temps, mais qui ne se donnent jamais à aucun parti. Devant le tribunal, lui et ses amis invoquaient le souvenir et l’amitié de ce Théramène, intrigant hardi et souple qui avait fini par s’embarrasser dans ses propres ruses, par se prendre lui-même au piège qu’il avait tendu ; Athènes avait surnommé Théramène le cothurne, parce qu’il changeait d’opinions et de rôle aussi aisément que de souliers. Théramène avait été en 411 un des auteurs da la révolution aristocratique ; puis, quand il avait vu que les choses tournaient mal, il avait aidé à la chute de l’oligarchie et s’était ainsi réconcilié avec l’armée de Samos. Pendant le siège d’Athènes et au moment de l’entrée des alliés dans la ville prise, il avait adroitement préparé le terrain à cette réaction aristocratique dont les trente étaient l’expression. Quand ceux-ci avaient abusé du pouvoir pour satisfaire sans vergogne leurs rancunes et leurs convoitises, Théramène, en homme avisé, avait compris qu’une pareille débauche d’avidité et de vengeance ne pouvait durer longtemps ; lui qui pensait toujours à l’avenir, il tenta de faire à ses collègues une opposition qui s’appuierait sur l’opinion publique ; déjà, grâce à son exemple et à ses efforts, dans le sénat, que les trente avaient peuplé de leurs créatures, il se formait un parti de la modération, une opposition timide encore, mais que fortifiait chaque jour. C’était ce que nous appellerions un centre gauche, dont Théramène aspirait à devenir le chef. Il aurait ainsi recommencé contre les trente ce qui lui avait si bien réussi contre les quatre cents, il aurait été à la fois l’homme de la veille, celui du jour et celui du lendemain. Par malheur il avait en face de lui Critias, esprit pénétrant, caractère violent et cruel, engagé dans les voies d’une politique à outrance qui ne pouvait durer que par la terreur : Critias n’était pas disposé à se laisser sourdement miner par Théramène. Il faut lire dans les Helléniques de Xénophon, dont c’est une des meilleures pages, le récit de la scène dramatique dont le sénat fut le théâtre, l’arrestation de Théramène et ses vains efforts pour soulever et décider à la résistance sénateurs et citoyens. Jeté en prison, avant de boire la ciguë, « à la santé du beau Critias, » s’écria-t-il en portant la coupe à ses lèvres. Après sa mort, ceux qui, comme Ératosthène et tant d’autres, auraient volontiers suivi Théramène, mais qui n’avaient pas osé le sauver, se turent, glacés de peur ; par lâcheté, ils partagèrent la responsabilité de crimes qu’ils regrettaient et déploraient tout bas.

Aujourd’hui que la démocratie était rétablie, ceux qui avaient