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intelligence, solliciter imprudemment l’alliance de la plus redoutable poésie. Et la poésie frénétique eut bien vite noyé la prose raisonnable. Quelques mois ne s’étaient pas écoulés que les principes du XVIIIe siècle étaient devenus absolument méconnaissables. Constitutionnels, girondins, philosophes, ne comprirent plus leurs propres paroles quand elles leur revinrent transformées par la puissante sonorité de l’écho populaire. Fidèle à sa nature éternelle, le peuple, dès le premier jour, accepta la révolution comme un credo, et fit une religion de la transformation politique qu’on le conviait à réaliser. Révolution, raison, fraternité, justice, furent autant de mots magiques, autant de sésame ouvre toi, autant de charmes contre la misère, de formules contre l’inégalité, qu’il se prit à réciter avec une sombre ferveur; il crut à cette seconde bonne nouvelle comme il avait cru dix-huit siècles auparavant à la première, avec la même ardeur naïve, la même foi parfaite, la même docilité à mouler son âme sur le patron de sa croyance. Il rejeta le christianisme avec le même esprit qui le lui avait fait aimer; il transporta à la révolution la même obéissance sans discussion qu’il avait accordée à la monarchie, et sa foi sans partage se plut à la revêtir de la même majesté sacro-sainte qu’avaient revêtue ses rois oints de la sainte ampoule. Quelque chose de terrible et de grand, qui dépassait de beaucoup les horizons du XVIIIe siècle, apparut tout à coup aux hommes de cette époque, et les éblouit sans les éclairer. Ils furent surpris et irrités; ils ne comprirent pas. Un seul, le gai girondin Riouffe, dans les mémoires qu’il écrivit en attendant la mort, qui heureusement ne vint pas, eut assez de présence d’esprit au milieu de l’effroyable crise, assez de pénétration malgré la légèreté de ses principes, pour reconnaître, définir et nommer l’étrange phénomène, mais sans se rendre compte du jour soudain qu’il ouvrait sur l’éternelle nature humaine.

Il nous est arrivé d’écrire ici même, il y a quelques années, que le peuple était toujours de nature millénaire. En tout temps, en tout lieu, il l’a été, mais nulle part au degré où il l’est en France depuis 89. La révolution a été pour lui en toute réalité ce grand jugement des nations qui devait précéder le règne des mille années, et depuis lors il attend l’apparition du messie promis avec une constance que les plus cruels démentis n’ont pu ébranler. Comme les disciples de Papias, il prend toutes les figures dans le sens le plus strict et le plus charnel, et accepte toutes les promesses vagues qu’on lui fait comme des paroles données. Les droits métaphysiques le touchent peu, les bienfaits moraux portent un visage trop abstrait pour qu’il puisse les reconnaître; quand on lui annonce la liberté, il ouvre les yeux pour la voir : quand on lui parie d’égalité, il étend