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lui-même la preuve la plus manifeste de la grandeur du mal que l’on croit guéri. Ces hommages extraordinaires sont, de la part de l’état, des aveux d’impuissance, surtout s’il s’agit des républiques de l’antiquité, jalouses et absolues. Dans ce cas, c’est même une abdication, car l’idée première d’une telle république, et Athènes avait prétendu la réaliser tout entière, c’est de se suffire à elle-même, c’est de maintenir les plus capables de ses citoyens dans les rangs d’une foule où chacun, par la vertu de la constitution, doit être propre à servir les intérêts de la patrie commune. Du moment qu’elle en tire elle-même un homme pour l’honorer davantage, et qu’elle brise en sa faveur le moule sacré de ses institutions, c’est que son organisation est atteinte au cœur et bien près de se dissoudre. Diodore, recueillant des souvenirs peut-être déjà un peu confus, ne parle que de Léosthène à propos de la fête funèbre, et dit qu’on lui rendit les mêmes honneurs qu’à un héros. C’eût été une demi-apothéose ; c’était en tout cas la substitution d’un homme à la patrie dans une solennité qu’elle avait instituée pour elle-même. Cette substitution n’était possible que parce que la patrie, à cette triste époque, était près de disparaître avec les deux élémens essentiels de l’ancienne société politique : la liberté, mère de la virilité, de la dignité, du dévoûment, et la religion, lien primitif de la famille, de la tribu et de la cité.

Ce mal mortel s’étendait à toute la Grèce. Partout les secousses imprimées par les désastres publics, les excès de la démagogie ou de l’oligarchie, l’ambition personnelle, la vénalité, exploitée par l’Asie bien avant de l’être par Philippe, avaient depuis longtemps brisé ou détendu les ressorts de la constitution politique et sociale. Quand vint s’ajouter le despotisme de la Macédoine, rien ne résista ; en quelques années, la désorganisation intérieure et la servilité firent des progrès décisifs dans cette terre, croyait-on, libre et généreuse entre toutes. Nous pouvons en croire le témoignage d’Hypéride, ses craintes, auxquelles il se hâte trop de renoncer, et son honnête indignation. « Faut-il songer, dit-il, à ce qui serait sans doute arrivé, si ces hommes n’avaient pas si bien combattu ? Ne verrait-on pas toute la terre sujette d’un seul maître, et la Grèce réduite à n’avoir pas d’autre loi que son caprice ? En un mot, l’insolence des Macédoniens régnant partout au lieu de la justice, et y épuisant tous les genres d’outrage contre les femmes, contre les vierges, contre les enfans ? Qui en douterait à la vue de ce qui nous est maintenant imposé ? Des sacrifices offerts à des mortels, les statues, les autels, les temples des Dieux négligés au profit des hommes qui leur disputent les honneurs, les serviteurs de ces hommes adorés comme des héros, — voilà ce que nos yeux sont forcés de souffrir. Si l’audace macédonienne détruit ainsi la piété envers les dieux,