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contractent de l’enfance à la mort l’habitude de cette mastication, on répond que la noix de l’aréquier, en raison de ses vertus astreingentes, est excellente contre les maladies débilitantes du pays, que, si la chaux déchausse les dents, elle les préserve en revanche du mal dont tant de personnes en Europe soufflent cruellement. Ceux à qui l’odeur du cigare déplaît trouvent-ils les fumeurs plus supportables que les mâcheurs de bétel ? L’habitude horrible de priser n’est-elle pas repoussante ? Question d’habitude, mais plus encore de climat.

Les chasseurs ici n’ont que l’embarras du choix : le buffle sauvage, le léopard, l’alligator, le pélican et le héron abondent. L’éléphant blanc ou noir s’y trouve également ; mais je conseille de laisser cette dernière chasse aux indigènes, qui d’ailleurs ne tuent jamais ces animaux, les plus doux qui existent : chose bizarre, ils n’ont pas les longues défenses de leurs congénères d’Afrique et des Indes. A l’aide de nœuds coulans fabriqués avec de fortes lianes, on les prend par les pieds près des plantations de cannes à sucre, dont ils sont très friands. Rapidement apprivoisés par des traitemens très doux, ils sont employés avec succès à toute sorte de transports. Leur docilité est si grande que le gouvernement anglais en nourrit ici une trentaine désignés sous le nom de elephant’s government company. Ils servent à transporter de l’intérieur à Colombo les grandes pièces de bois dont on a besoin pour la marine ou les constructions militaires. Le matin, un cornac fait sortir de leur caserne ces réguliers d’un nouveau genre, et les conduit aux clairières des forêts où se font les défrichemens ; là on les attelle individuellement à quelque géant équarri de la forêt, et l’animal, seul, sans guide, gravement, à pas lents, sans idée de maraude, traîne son fardeau jusqu’à Colombo, d’où il revient encore seul pour renouveler son chargement. Dois-je attribuer à l’intelligence de cet éléphant la fin de l’embarras singulier dans lequel nous nous sommes trouvés, quelques amis et moi, tout près de Candy ? Nous étions cinq ou six voyageurs à cheval et marchions au grand trot vers cette résidence, lorsque, à un mille en avant de nous, nous aperçûmes un éléphant qui se dirigeait de notre côté ; il occupait le milieu de la chaussée. A sa vue, nos petits chevaux s’arrêtèrent net, refusèrent non-seulement d’avancer, mais encore nous firent faire une reculade qui nous porta presque hors de vue du pachyderme. Trois fois nous revînmes à la charge, et trois fois, d’un commun accord, ils détalèrent ; c’était un caprice inexplicable, car les chevaux de Ceylan vivent en bonne intelligence avec les éléphans apprivoisés. Au début, cela nous avait divertis ; mais l’impatience finit par s’en mêler, nous mîmes pied à terre, et, prenant des montures par la bride, nous voulûmes forcer ainsi le passage. Ce fut vainement, nos chevaux ruèrent, se cabrèrent, se