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fidèle que M. de Talleyrand, plus clairvoyant et plus résolu que M. de Caulaincourt. Je ne le plains point de ne pas avoir assisté à la chute de l’empire ; il ne l’aurait ni trahi dans ses revers, ni déserté au dernier moment ; sa position au retour des Bourbons aurait été pénible et fâcheuse. Ce qu’il y avait en lui d’inépuisable bonté, de générosité naturelle, d’affection sincère, ce qu’il y avait dans son esprit de lumières et de solidité sous la grâce et la frivolité apparente de l’homme du monde, nul ne l’a su mieux que moi, nul ne l’a plus amèrement regretté. »

En même temps qu’il poursuivait dans les écoles publiques et dans les salons littéraires ou mondains de Paris l’éducation de sa jeunesse, le duc de Broglie allait quelquefois chercher et recevoir hors de France cette éducation étrangère qui, franchement acceptée, donne à l’esprit le plus distingué une étendue et une liberté qu’il n’acquerrait jamais, s’il ne sortait pas de son berceau. Il fit en 1806, peu de mois après que l’empereur Napoléon eut condamné son frère Louis à régner sans gouverner en Hollande, un court voyage dans cette nouvelle province de l’empire. « Rien de plus mélancolique, dit-il, que le spectacle de la Hollande à cette époque. Ses ports étaient déserts ; on ne voyait plus à Amsterdam ni à Rotterdam que quelques carcasses de bâtimens désemparés ; les magasins étaient fermés, les boutiques vides, l’herbe croissait dans les rues. La ville de La Haye offrait seule, en temps ordinaire, un aspect un peu plus animé : le roi Louis, sa cour, son gouvernement, un corps diplomatique tel quel, y répandaient un peu de mouvement ; mais, à l’époque où j’y arrivai, le roi était absent, le corps diplomatique dispersé, le gouvernement en vacances ; nous n’y vîmes que quelques familles de négocians considérables, restés riches à petit bruit malgré la ruine universelle, et conservant sous main avec l’Angleterre des relations dont le gouvernement impérial pouvait seul leur faire un crime. J’étais étranger, novice sans expérience ; ni la brièveté de notre séjour, ni les circonstances ne me permettaient, avec ces bourgeois de haute volée, les relations intimes où l’homme tout entier se donne à juger. Je ne pouvais néanmoins me défendre d’être frappé de tout ce qu’il perçait de gravité et de solidité, de mesure et d’indomptable résolution, de patience et de prévoyance, dans les entretiens auxquels j’assistais à la suite d’interminables dîners. Il me semblait voir se détacher de la toile et entendre parler ces admirables figures de bourgmestres dont Rembrandt et Van Dyck ont peuplé les salles de la maison pénitentiaire d’Amsterdam. Grande et singulière nation, si différente de la nation allemande, dont elle n’est originairement qu’une fraction, comme son langage n’est qu’un dialecte germanique, — si différente de la nation anglaise, dont la rapprochent tant d’années d’alliance, tant d’habitudes