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la demande ; plus les produits sont demandés, plus le prix s’en élève et plus elle en fabrique. Il en est tout autrement pour les bois d’œuvre ; plus on en demande, plus les propriétaires les exploitent prématurément, et plus la production diminue. C’est que le bois n’est pas un produit de l’industrie ; c’est un bien naturel, limité surtout par le temps ; la génération qui récolte les chênes n’est jamais celle qui les a vus naître, pas même celle qui les a conservés en se contentant de s’abriter à leur ombre. Le bois est soumis encore à d’autres lois particulières. La houille et les métaux par exemple s’épuisent fatalement avec le temps, mais c’est en raison seulement de l’usage qui en est fait, en raison directe de la consommation. Le présent ne peut être tenu qu’à ne point gaspiller ces biens ; ils ne seraient pas plus utiles dans cent ans qu’aujourd’hui, Quant au bois d’œuvre, il se reproduit et se développe, pourvu qu’on en use avec prévoyance ; si l’exploitation en est exagérée, il disparaît rapidement. Lorsque les gros bois, qui étaient fort utiles, commencent à faire défaut, on exploite les bois moyens, qui le sont moins, dont il faut un plus grand volume pour satisfaire aux mêmes besoins, et qui disparaissent plus vite. On arrive ainsi par une marche progressive et en peu de temps à la ruine des forêts.

Cette vérité est capitale, et il en résulte pour chaque génération le devoir de ne disposer que des bois mûrs, sous peine de léguer la misère à la génération qui la suit. La conservation des futaies constitue donc pour l’état non-seulement une grande richesse, mais encore l’accomplissement d’un devoir envers l’avenir. « Nous concevons, dit Augustin Thierry, la pensée d’un engagement qui nous lie pour ainsi dire envers les générations passées. L’intérêt de conserver notre liberté, notre bien-être, notre honneur national, nous apparaît alors comme un devoir ; le soin de ces choses nous devient plus cher quand nous nous sentons devant elles comme en présence d’un dépôt qui fut remis en nos mains sous la condition rigide de le faire valoir et de l’accroître. » Nous ne devons pas moins à nos descendans les bois que nos ancêtres nous ont légués, et si nous nous rendons bien compte de la solidarité des générations successives, nous arriverons à comprendre qu’en travaillant pour l’avenir on travaille encore pour soi. Ce n’est pas en ruinant la terre qu’une nation peut s’enrichir ; c’est à la seule condition d’user de ses biens avec mesure, d’en ménager la reproduction et d’en assurer le développement naturel.


CH. BROILLIARD.