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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/385

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passagers et de l’équipage qu’épargna la mort. Je n’avais rien perdu d’ailleurs, car ma petite fortune consistait simplement en quelques onces mexicaines que je portais toujours sur moi, cachées dans les doublures de mes vêtemens. Je fus tout à fait surpris d’être traité d’une manière fort humaine par les insulaires qui me recueillirent. Permettez-moi de vous apprendre que Formose est une possession peu connue, et dont l’intérieur est habité par des peuplades indépendantes et guerrières qui se livrent entre elles des combats incessans. Pas un Européen, je crois, n’a pu pénétrer au milieu des tribus sauvages qui vivent dans les montagnes ; c’est à regretter, car il doit y avoir là des richesses non exploitées d’une grande importance. Je vécus donc avec les gens du littoral, et j’y restai environ deux mois prisonnier dans une pagode ; je dis à dessein prisonnier, car toutes les fois que je tentais une promenade dans l’intérieur, on me ramenait aux autorités chinoises, et les bonzes, mes hôtes, me faisaient comprendre au retour, par un geste significatif, que, si je m’éloignais trop, j’aurais la tête tranchée. Un jour, un capitaine anglais, que la Providence avait égaré dans ces parages avec son navire, eut pitié de moi et m’offrit le passage gratuit jusqu’à Singapour. Jugez de ma joie !… Quand, rendu ici, j’appris que le gouvernement de la colonie donnait 50 piastres par tête de tigre, qu’on m’eut affirmé que cet animal y foisonnait à tel point que l’on comptait chaque jour une victime, je me décidai à me fixer dans une île si lucrative et si giboyeuse. Voilà six mois que j’y vis et que je cherche à faire des économies qui me permettront de voir un jour la France, l’Algérie surtout, où mon plus vif désir serait d’aller rivaliser d’audace et d’adresse avec les plus grands chasseurs de lions.

— Pauvre d’Harnancourt ! me dit tout bas Smith au moment où, vaincu par les vapeurs de l’eau-de-vie, le chasseur de tigres s’endormait profondément, il ne reverra jamais son pays, car, s’il évite les insolations et les griffes des carnassiers, il n’échappera point aux effets foudroyans de l’ivresse. Tout l’argent qu’il gagne à son périlleux métier se transforme en bouteilles d’eau-de-vie, et, jusqu’à complet épuisement de ses piastres, il ne dégrise pas.


V

Il est inutile de répéter ici l’histoire bien connue de la prospérité de Hong-kong, rocher stérile en 1841, devenu aujourd’hui un entrepôt considérable d’opium, grâce à la maxime à la mode : « la force prime le droit, » et à l’appui impolitique prêté par la France à l’Angleterre, en 1858, dans la guerre que cette puissance fit à la Chine. C’est sur ce rocher que se fait en grand le négoce de cette