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qui tiennent lieu de verres, et manger tout le long du dîner avec les baguettes en ivoire qui remplacent les fourchettes. Je ne vis aucune d’elles toucher aux viandes, et leurs doigts fins et déliés, gâtés par des ongles démesurés, — véritables griffes qui donnent à la main une apparence bestiale, — ne portèrent à leurs petites bouches que des sucreries parfumées et des graines de citrouille séchées. A la fin du souper, composé de trois services, pendant lesquels de la musique vocale et instrumentale se fit entendre, les Chinoises se levèrent, et alors, avec grand’peine, se soutenant par les mains aux chaises, aux murailles, elles rentrèrent, toujours souriantes, dans leurs riches palanquins. La dernière que je vis partir avait des pieds presque imperceptibles sous son pantalon de soie jonquille. Je la fis remarquer à un de mes voisins, un céleste[1] à figure intelligente et d’une belle corpulence. — Very good for jealous husbands (excellent pour les maris jaloux), me dit-il avec un gros rire.

— Cette difformité n’est donc pas un caprice de la mode ?

— Point du tout, et voici pourquoi. Lorsque dans une famille, riche ou pauvre, il naît une fille bien formée et dont les traits enfantins promettent d’être, à quinze ans, beaux et réguliers, les pieds de la petite créature sont, quelques mois après sa naissance, soumis à une compression vigoureuse. C’est la liberté d’aller, de courir hors de la maison, vous comprenez, qu’on lui enlève ainsi… Plus tard, les parens riches qui voudront honnêtement la marier, ou les parens pauvres qui espéreront richement la vendre, feront valoir aux yeux des prétendans cette privation de liberté.

— C’est hideux ! m’écriai-je indigné.

— Oh ! certainement à votre point de vue. — Cependant, si vous aviez demandé sur ce sujet leur opinion à Hataï, Fatma, Atoï, Atchaï et Loï, qui étaient ici à dîner, elles vous eussent toutes répondu qu’elles ne regrettaient pas les conditions actuelles de leur existence. Si elles n’avaient pas été préparées ainsi à être vendues aux plus riches d’entre nous, elles travailleraient aux rizières comme des bêtes de somme, ou elles passeraient leur vie sur l’eau, dans les golfes, en mer avec des pirates, à ramer en rivière sur les sampans comme le plus malmené de vos matelots.

— Comment se font ces marchés ?

— A l’aide de courtiers et par contrats bien en forme. Justement j’ai là en poche un acte par lequel je suis devenu aujourd’hui même propriétaire d’une jeune fille de Shang-haï. Voulez-vous que je vous le traduise ?

  1. Sobriquet qu’on donne aux fils du Céleste-Empire.