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désastre ; des milliers moururent en chemin ; un prisonnier évadé en évalue le nombre à 3,000 pour un seul corps d’armée.

Il faut que les armées françaises le sachent désormais, il faut que le souvenir de la campagne de 1870 grave cette leçon dans toutes les mémoires militaires : une capitulation n’est pas le salut, c’est au contraire ce qu’il y a de plus désastreux pour une armée, c’est pour beaucoup la perspective d’une mort horrible, d’une agonie sans consolation, pour tous le signal des plus cruelles épreuves. La mitraille fait moins de victimes ; tout vaut mieux que de se remettre sans défense entre les mains d’un ennemi implacable et inaccessible à la pitié. Qu’on ne parle plus des redoutables effets de l’artillerie ; une marche commandée à des hommes affaiblis, une nuit passée dans la boue, sans vivres et sans abri, mettent plus de monde hors de combat que le feu de cent canons. Dans les rencontres les plus meurtrières de l’an dernier, à Rezonville par exemple, 1 homme sur 8 à peine était touché ; ceux qui succombent alors meurent glorieusement et font payer leur mort à l’adversaire ; parmi les blessés, beaucoup se guérissent et rentrent tête haute dans leurs foyers ; tous ceux qui échappent emportent du combat avec la joie d’un salut sans rançon la conscience d’un devoir accompli, Qui ne préférerait cette lutte incertaine où l’on joue sa vie, mais où l’on n’a rien perdu si on la sauve, à la certitude réservée à tous les prisonniers de souffrir de la faim, d’être injurié et frappé au moindre signe de défaillance, de lire dans les yeux de l’étranger le plaisir que lui cause chaque humiliation qu’il vous inflige, chaque souffrance qu’il ajoute à votre torture ? Ceux qui ont vécu d’un quart de biscuit par jour dans la presqu’île de Glaires, ceux qui ont bivouaqué autour de Metz dans 50 centimètres de vase, ceux qui tombaient sur la route et que les Prussiens ont relevés à coups de crosse de fusil, qui vendaient leur croix ou qui tendaient la main pour obtenir un morceau de pain noir, ceux à qui on a refusé une goutte d’eau pour se rafraîchir, ceux qui rapportent de la captivité des maladies dont ils ne se guériront jamais, aimeraient mieux aujourd’hui affronter tous les périls, marcher sous le feu des canons, que de recommencer une si misérable existence. Leur voix sera entendue dans tous les rangs de la société française ; ils diront à la jeunesse tout ce que renferme de honte, tout ce que cache de souffrances le mot menteur de capitulation. Après les avoir écoutés, chaque soldat prendra sans hésiter, dans l’intérêt de son salut aussi bien que dans l’intérêt de son honneur, l’engagement envers lui-même et envers le pays de ne jamais capituler.


A. MÉZIÈRES.