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Nous comprenons que l’on conteste les avantages de cette méthode en tant qu’il ne s’agit que des enfans, puisque après tout ceux-ci doivent être soumis à une règle étroite : leur âge ne comporte pas toutes les libertés ; mais, en ce qui concerne les hommes faits, n’est-ce pas un mal d’éteindre la valeur individuelle ? L’initiative, l’énergie, l’activité, sont les forces vives de l’humanité. Malheur à la nation qui leur applique d’autre frein que les lois communes à tous les êtres vivant en société ! malheur aux individus chez qui ces qualités précieuses sont amorties par les règlemens ! Que l’on supprime donc de nos codes, de nos règlemens administratifs ce qui comprime l’essor individuel au profit d’une péréquation dont on n’a que faire ; que l’on rende à chacun la responsabilité de ses œuvres. Le désir, que dis-je ? la nécessité de bien faire en sortira naturellement. Abolissons les grades inutiles, les intermédiaires superflus dont les attributions s’enchevêtrent au point que l’on ne discerne plus quel est l’auteur responsable[1]. Il est difficile d’imaginer combien il y a de superfétations dans les fonctions publiques. En réalité, la réforme la plus urgente n’est pas d’organiser, de reconstituer ; le plus pressé est d’éliminer ce qui est nuisible ou ne sert à rien. En parlant des superstitions qui gâtent la religion, M. Victor Hugo a dit jadis irrespectueusement qu’il voulait écheniller Dieu ; me permettra-t-on de dire qu’il faut écheniller les règlemens des administrations publiques ?

  1. Après avoir cité les Anglais avec éloge en tant que l’initiative individuelle est seule en jeu, il me sera permis de montrer que cette nation exagère peut-être plus que nous la confusion des grades et des attributions quand il s’agit des affaires de l’état, dont elle a par un singulier bonheur rétréci le domaine. Voici un exemple curieux et bien récent de l’enchevêtrement des responsabilités. Le 1er juillet dernier, à neuf heures du matin, par un temps clair et une brise légère, une escadre anglaise de six vaisseaux cuirassés sortait de la rade de Gibraltar. L’un de ces vaisseaux, l’Agincourt, s’échoue sur la Perle, roche bien connue dont les cartes donnent les relèvemens avec une extrême précision. Qui est responsable de ce sinistre ? Est-ce l’amiral commandant l’escadre qui avait prescrit à l’Agincourt de se tenir à quatre encablures du Minotaure, qu’il montait lui-même ? Est-ce le contre-amiral, qui avait son pavillon sur le bâtiment échoué, ou le capitaine de ce vaisseau, resté dans sa cabine au moment de l’accident, ou le second, qui était sur le pont et ne se préoccupait que d’obéir aux signaux du vaisseau amiral, ou l’officier de quart, que la surveillance de la machine absorbait ? La cour martiale a réprimandé le capitaine et son second, elle a simplement admonesté l’officier de quart, elle n’a pas mis en cause l’amiral ni le contre-amiral, quoique en définitive ce soient ceux-ci que l’opinion publique ait le plus vertement blâmés, si bien qu’un vaisseau cuirassé de 6,600 tonneaux, ayant coûté 18 millions de francs, monté d’un nombreux équipage, se perd à la mer, dans des circonstances où le dernier des capitaines marchands serait inexcusable, sans que personne sache au juste quel est le coupable sur qui retombe la responsabilité d’un pareil désastre. Il parut résulter des débats que chacun des officiers, comptait sur les autres pour éviter un danger dont l’évidence frappait tous les assistans.