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— Êtes-vous sûre qu’on puisse l’intimider ? ou faudra-t-il l’acheter ?

— Je sais qu’il est mon ami, le seul que j’aie dans ce monde.

— Je veux croire qu’il n’en est que cela, reprit-il. Dès demain, vous écrirez à ce jeune homme la lettre que je vous dicterai, et vous le ferez venir ici. Vous trouverez le moyen de me débarrasser à jamais de lui. Ingéniez-vous, découvrez quelque expédient. Vous l’enverrez en Amérique ou ailleurs, peu m’importe. L’essentiel est que je ne le revoie jamais, et que jamais nous n’ayons, vous et moi, l’occasion de reparler de lui.

Elle garda un instant le silence, puis elle lui dit : — Soit, je me soumets à tout. Après cela, que ferez-vous de moi ? Il me semble que j’aurais le droit de mettre des conditions à mon obéissance.

— Des conditions ! répliqua-t-il. Oubliez-vous qu’on vous a rencontrée l’autre nuit vous enfuyant toute seule sur une grande route ? Aviez-vous l’air d’une folle ou d’une aventurière ? Je ne sais ce qu’on dit de vous aujourd’hui dans Arnay-le-Duc et dans Ornis ; on y dira demain ce que je voudrai… Croyez-moi, soumettez-vous sans conditions. Eh ! mon Dieu, je n’entends pas abuser de ma puissance ; vous serez seulement ma prisonnière, une prisonnière bien gardée… Il ajouta : — Que n’avons-nous un enfant ! Ce serait une garantie pour moi ; il me répondrait de votre silence.

Ce mot parut à Marguerite plus terrible que tout ce qu’elle avait entendu. — Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, hier j’étais dans la maison de mon père, je ne savais que trop l’avenir qui m’attendait ici, et un mot pouvait me sauver ; pourtant je me suis tue.

Il lui répondit avec un sourire amer : — Eh ! quoi, ne voulez-vous pas que j’admire votre générosité ? Si vous vous êtes tue, c’est que j’étais là et que je vous fais peur.

Elle cacha sa tête dans ses mains. Ce qu’elle éprouvait n’était ni de la peur, ni de la colère ; c’était cet horrible dégoût de la vie et des hommes que ressent quiconque a de l’âme et s’aperçoit que cela ne lui sert de rien, cette marchandise n’ayant pas cours dans le monde. Quand elle découvrit son visage, son mari était debout devant elle, et ce qu’elle crut lire dans ses yeux la fit tressaillir et frissonner. Elle se leva épouvantée. Il la regarda un instant en silence ; enfin, revenant à d’autres pensées, il lui tourna brusquement le dos, et se retira dans son appartement.

Il s’y promena longtemps, plongé dans ses réflexions, faisant le tour de sa nouvelle situation, le bilan de ses craintes et de ses espérances. L’air lui manquait. Vers deux heures, il entr’ouvrit l’un de ses volets, et s’accouda sur le rebord de la fenêtre. Tout à coup un caillou vigoureusement lancé, passant au-dessus de sa tête, vint