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beaucoup de travail et en dépit de beaucoup de désordres, leur avait assuré du moins une grande somme de liberté ; le self-government disparut alors de la société française. Ne plus se juger soi-même conduisit les hommes à ne plus ni vouloir ni savoir se gouverner soi-même ; ainsi les esprits et les mœurs se préparèrent à recevoir la monarchie. Le soin d’administrer, comme celui de juger, passa des populations à l’autorité publique : les hommes cessant de s’occuper des affaires communes, il incomba nécessairement aux rois de tout diriger, de tout régler, de tout dominer.

La transformation judiciaire que les légistes avaient opérée eut encore une autre conséquence que probablement ils n’avaient pas prévue. Nous avons dit que ces légistes siégeaient aussi bien dans les cours seigneuriales que dans les tribunaux royaux ; les ducs et les comtes avaient leurs légistes, comme le roi. Il semblait donc que la substitution de ces juges aux anciens jurés devait favoriser indifféremment l’autorité des seigneurs féodaux et celle des rois ; il en fut autrement. L’entrée des légistes dans toutes les cours eut en très peu de temps ce résultat inattendu de faire déchoir partout la justice seigneuriale, et de porter tout le pouvoir judiciaire dans les mains des rois. Ce grand changement s’opéra surtout par l’introduction de l’usage de l’appel. Au temps où le jugement par pairs avait été en vigueur, l’appel avait été inconnu ; comment aurait-on compris à cette époque qu’on pût appeler d’un tribunal à un autre ? Il fallait que chacun fût jugé par ses pairs ; or il n’existait pour chaque homme qu’un seul tribunal où il trouvât ses pairs devant lui, c’était la cour de son seigneur direct, composée de ses pairs de fief. Condamné par cette cour, il ne pouvait pas penser à en appeler au roi, car dans la cour du roi il n’eût pas trouvé ses égaux. Il est bien vrai qu’il y avait à cette règle quelques réserves et quelques exceptions ; mais le principe était constant. On ne pouvait concevoir qu’il y eût une hiérarchie entre les différentes cours, ni que l’une pût annuler la sentence portée par l’autre. Le jugement par pairs excluait l’appel[1] ; mais lorsque la composition des tribunaux fut modifiée, que les légistes remplacèrent les jurés, l’appel devint possible. Ces légistes en effet n’étaient plus nécessairement des hommes de la classe de chaque plaideur ou de chaque accusé ; choisis par le roi ou par les seigneurs, ils étaient des « officiers, » des fonctionnaires ; ils représentaient, l’un un

  1. Il est vrai que l’on trouve dans les documens de cette époque une institution judiciaire qui porte le nom d’appel, mais l’appel dont il s’agit là n’a rien de commun avec ce que nous désignons aujourd’hui par ce mot : il s’agit seulement du duel judiciaire, c’est-à-dire du combat auquel on appelait les juges eux-mêmes par lesquels on avait été condamné. L’appel d’un tribunal à un tribunal supérieur était alors inconnu.