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baron, l’autre un duc, l’autre le roi. A titre d’officiers, ils étaient subordonnés les uns aux autres comme leurs maîtres l’étaient entre eux. L’esprit de hiérarchie, que le principe du jugement par les pairs avait fait disparaître, reprit le dessus dès que les légistes prévalurent ; on comprit alors l’appel d’un tribunal à un autre. Or, dès que l’appel fut mis en pratique, les cours seigneuriales ne furent plus que des tribunaux de première instance dont les arrêts pouvaient être annulés par les tribunaux du roi. Les légistes, qui remplissaient presque toutes ces cours, étaient, sans le vouloir et par le seul effet de leurs habitudes d’esprit, de connivence avec les légistes royaux pour faire monter les procès d’échelon en échelon vers la cour du roi. Ajoutez que les tribunaux royaux étaient ordinairement les mieux composés, les plus vigilans, les plus impartiaux, qu’en tout cas ils passaient pour l’être, et que l’ambition de tout plaideur était d’être jugé par ceux qui jugeaient au nom du roi. Il arriva ainsi peu à peu que la justice passa tout entière dans les mains des officiers royaux ; les seigneurs n’en retinrent plus que l’ombre, la royauté devint le grand et presque l’unique pouvoir judiciaire.

Dès que la justice appartint aux rois, les rois furent tout-puissans. Leur pouvoir ne doit pas se mesurer au nombre de leurs provinces ou à l’étendue de leur domaine ; elle date du jour où ils eurent la justice dans les mains. Regardez cette royauté : elle est matériellement faible, elle n’a ni finances ni armée, son action politique est presque nulle ; mais déjà son action judiciaire est immense. Elle ne gouverne pas encore, mais déjà elle juge. Elle n’a pas de soldats, mais elle envoie partout ses légistes. Ses fonctionnaires, qu’on nomme baillis et prévôts, sont bien moins des administrateurs que des magistrats ; la justice est leur premier souci et leur occupation quotidienne. Il semble qu’en ce temps-là l’autorité des rois consiste presque tout entière dans l’exercice de la justice ; guerre, politique, finances, administration, tout cela est relégué au second plan. C’est par la justice qu’ils règnent ; c’est par elle qu’ils se font craindre et aimer, c’est par elle surtout qu’ils prennent racine dans le cœur de la nation, et qu’ils fondent leur dynastie. Le roi qui fit le plus pour la grandeur de la royauté est certainement saint Louis ; or saint Louis, aux yeux de ses contemporains, était avant tout le grand justicier. Dans la légende populaire, saint Louis est l’homme qui, assis au pied d’un chêne, juge les procès. Dans les siècles antérieurs, l’opinion publique n’eût pas admis facilement qu’un roi jugeât en personne sans être assisté d’un jury ; elle acceptait cette grande innovation au temps de saint Louis. Elle ne demandait en effet qu’une seule chose aux souverains,