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que, moyennant le paiement annuel de cet impôt, qui équivalait au soixantième du prix d’achat, les charges seraient transmissibles sans nulle réserve ; le titulaire mort, son fils pouvait hériter de la fonction, ou, s’il le préférait, la vendre à un tiers[1]. Cet impôt fut appelé droit annuel ou paulette ; ce qui montre combien il était conforme aux vœux et aux intérêts de la magistrature, c’est qu’on vit augmenter aussitôt le prix des charges dans la proportion de 9,000 à 35,000 livres[2]. Il n’avait été établi par Henri IV que pour une durée de neuf ans ; mais la magistrature tint toujours à ce qu’il fût renouvelé. Chaque fois que le terme des neuf années approchait, on voyait baisser le prix des charges. Le grand sujet d’alarme de la magistrature était que cet impôt ne vînt à disparaître. Quand un ministre avait à se plaindre du parlement ou voulait le rendre docile, il n’avait qu’à le menacer de ne pas renouveler le droit annuel ; sur cette seule menace, le parlement manquait rarement de plier. Dans les états-généraux de 1614, la noblesse demanda la suppression de cet impôt ; mais le parlement en réclama hautement le maintien, et le gouvernement, après avoir promis de l’abolir, se trouva trop pauvre pour tenir sa promesse. Plus d’une fois la magistrature acheta le renouvellement de cet impôt par un don d’argent.

C’est ainsi que la fonction de juger devint héréditaire ; elle fut un patrimoine soumis à l’impôt comme le sont les champs et les maisons, et par cela même garanti par l’état au propriétaire et à ses héritiers. La France fut dès lors jugée par une corporation ou une caste qui avait acheté le droit de juger argent comptant. La justice ne fut plus une fonction, elle fut un monopole.

Il n’est pas douteux qu’une telle organisation judiciaire ne choque la raison et la conscience. Les états-généraux de 1560, de 1579, de 1615, ont protesté contre la vénalité des charges ; Bodin, Michel de L’Hospital, de Thou, l’ont condamnée dans leurs écrits. La vénalité et l’hérédité des charges judiciaires présentaient un premier inconvénient, c’est que chacune de ces charges était un capital dont il fallait que le propriétaire tirât un revenu. Quand on avait déposé son argent dans une charge de conseiller, il fallait que cet argent fructifiât ; l’office de juge se transformait forcément en un

  1. Les charges de premier président et de procureur-général furent exceptées. — On peut remarquer aussi que l’on ménageait assez la dignité du parlement pour ne pas, lui faire signer cet étrange édit ; il ne fut pas enregistré dans les formes, mais il fut certainement un des mieux exécutés qu’il y ait eu dans l’ancien régime.
  2. Ces chiffres sont relatifs aux charges de conseiller au parlement de Paris ; le prix s’en éleva peu à peu jusqu’à 350,000 livres sous Louis XV, — ce serait 1 million de notre monnaie.