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C’est qu’elle présentait quelques avantages. L’ancienne société française, qui n’avait pas l’esprit rigoureux et la raideur de logique des générations contemporaines, savait s’accommoder des institutions les plus mauvaises ; elle les prenait pour ainsi dire par leur bon côté et en tirait le meilleur parti possible. La vénalité des charges, qui aujourd’hui serait la honte et la ruine d’un corps judiciaire, fit la force de cette ancienne magistrature. Elle lui donna une indépendance que rien, en l’absence de constitutions et de chartes, ne lui eût assurée. La royauté assujettit tout, opprima et écrasa tout ; la magistrature seule resta hors d’atteinte du pouvoir absolu. Un publiciste du temps de Richelieu nous en donne la raison ; Le Bret, dans son traité de la souveraineté du roi, condamne l’hérédité des charges « parce qu’elle a ôté au roi le choix et l’élection des magistrats, qui doivent entièrement dépendre de son autorité. » Le Bret se trompe : l’hérédité des charges n’a pas ôté l’élection au roi, elle l’a ôtée à la magistrature elle-même, qui en avait été en possession au XVe siècle ; mais il est bien certain que la magistrature n’aurait pas conservé ce droit d’élection, qui était enlevé au clergé lui-même. L’hérédité des charges, à tout prendre, valait mieux que cette extrême dépendance sous le poids de laquelle l’idée même de justice pouvait périr. Grâce à elle, le magistrat n’avait ni destitution à craindre, ni avancement à espérer ; ne redoutant rien, ne demandant rien, sûr de sa situation, qu’aucune disgrâce ou aucune faveur ne pouvait changer, il était établi dans sa fonction comme dans un patrimoine. La magistrature devint ainsi la classe la moins soumise au pouvoir qu’il y eût en France ; elle eut une vie propre, des traditions, des droits, Elle adopta les défauts et les qualités de tout ce qui est héréditaire : d’une part, elle se préoccupa plus qu’il n’eût fallu de ses intérêts et de son amour-propre ; mais d’autre part elle eut l’indépendance, la sécurité, la dignité, l’orgueil, l’esprit de corps, en un mot tout ce qui fait la force. Elle devint une aristocratie, et il fut heureux que cette aristocratie nouvelle se formât pour qu’il y eût encore quelque chose en France qui fît échec à la royauté, et qui lui posât quelques limites.


III. — DU POUVOIR POLITIQUE QUI ÉTAIT ATTACHÉ À L’ANCIENNE MAGISTRATURE.

On n’a pas tout dit sur l’ancienne magistrature française quand on a parlé de l’hérédité de ses charges, de sa constitution en corporation, de son indépendance et de ses vices. Il y a quelque chose qui, mieux encore que tout cela, la distingue de la magistrature d’aujourd’hui : c’est qu’elle possédait une part de l’autorité