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une pierre qu’il cachait dans la paille de sa couchette, et à laquelle il ne laissait toucher aucun de ses camarades. Quand l’homme primitif a employé pour la première fois des éclats de silex à un usage quelconque, il n’a pas dû accomplir un effort de raisonnement bien différent de celui qui a guidé ce singe ; de là il n’y avait qu’un pas à faire pour façonner grossièrement des outils ou des armes de pierre. Brehm raconte qu’un de ses babouins avait l’habitude de se mettre un paillasson sur la tête pour s’abriter du soleil : n’est-ce pas là l’invention du chapeau ?

Le langage et la faculté d’abstraction, dont il est en quelque sorte l’expression matérielle, voilà ce qu’il y a de plus difficile à revendiquer pour les animaux en général ; mais ici encore M. Darwin soutient qu’il ne s’agit que d’une différence de développement. Les animaux se parlent entre eux et se comprennent. Les singes ne sont pas sans comprendre une partie de ce que l’homme leur dit, ils poussent des cris pour avertir leurs camarades d’un danger ; ne peut-on pas supposer qu’un singe plus avisé que les autres ait un jour imité la voix d’une bête féroce pour en signaler la présence menaçante ? C’aurait été un premier pas vers la formation d’un langage. La voix étant de plus en plus exercée, les organes vocaux se seraient renforcés et perfectionnés, enfin la supériorité acquise de quelques individus aurait été transmise par hérédité. L’usage de la parole a dû ensuite réagir fortement sur le cerveau, car il est hors de doute que les facultés mentales se développent principalement sous l’influence du langage. Les idées nous viennent sous la forme de mots, une suite de pensées ne s’enchaîne qu’à l’aide d’un langage pour ainsi dire intérieur. Le volume considérable du cerveau chez l’homme n’est pas sans rapport avec l’usage de la parole. Si les singes ne parlent pas, c’est que leur espèce a été frappée d’un arrêt de développement ; ils sont dans le cas de ces oiseaux qui, tout en étant pourvus d’organes propres au chant, ne chantent jamais. Le corbeau ne fait que croasser, quoiqu’il soit en possession d’un appareil vocal semblable à celui du rossignol.

Cependant, dira-t-on, les animaux n’ont pas de religion ; c’est là ce qui les sépare de l’homme par un abîme infranchissable. Qu’est-ce qui nous prouve, répond M. Darwin, que tous les sauvages aient des croyances religieuses ? Des observateurs consciencieux, qui ont vécu longtemps au milieu de certaines peuplades, affirment au contraire qu’ils n’ont rencontré chez elles aucun indice qui pût faire supposer qu’elles avaient une idée quelconque d’un Dieu. Ce qui est général, c’est seulement l’idée d’agens invisibles, la croyance aux esprits, et celle-là peut très bien avoir pris origine dans les rêves, car les sauvages ne distinguent guère entre les impressions subjectives et objectives. « L’âme du rêveur part pour un voyage lointain et revient avec le souvenir de ce qu’elle a vu. » La tendance des sauvages à douer d’une vie propre les objets inanimés peut se mettre en parallèle avec certains faits qu’on observe sur les animaux.