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« Un de mes chiens, dit M. Darwin, se trouvait couché sur le gazon par un temps très chaud, près d’un parasol ouvert, dont il ne se serait certainement pas préoccupé, si quelqu’un se fût trouvé à côté ; mais la brise agitait de temps en temps le parasol, et le chien grognait et aboyait à chaque oscillation. Ce mouvement sans cause apparente était donc pour lui l’indice de la présence d’un être suspect qui venait roder sur son territoire. » Au demeurant, le sentiment de la dévotion religieuse est fort complexe, composé d’amour, de crainte, de gratitude, de confiance, d’espoir. Les transports de joie d’un chien qui retrouve son maître, d’un singe qui revoit son gardien, sont fort différens des sentimens qu’ils témoignent à leurs camarades. Aussi le professeur Braubach estime que le chien regarde son maître comme un dieu. D’un autre côté, les misérables superstitions du sauvage ne l’élèvent guère au-dessus des bêtes ; ainsi que le dit sir John Lubbock, « la terreur du mal inconnu est suspendue comme un nuage épais sur la vie sauvage et en rend tout plaisir amer. »

On voit que les facultés intellectuelles de l’homme n’embarrassent guère M. Darwin lorsqu’il veut établir l’origine simienne de notre espèce. Les qualités morales ne l’arrêtent pas davantage ; il les ramène à l’instinct social en y comprenant les affections de famille. L’instinct social est une faculté d’une nature fort complexe ; chez les animaux inférieurs, il se manifeste par une tendance vers l’accomplissement de certaines actions parfaitement définies ; à mesure qu’on s’élève dans l’échelle, ces tendances prennent un caractère plus général, plus vague : les animaux sociables se plaisent dans la compagnie de leurs pareils, s’avertissent mutuellement des dangers qui les menacent, se défendent et s’aident entre eux comme ils peuvent. Les élémens les plus importans de cette catégorie d’instincts sont l’amour et la sympathie. M. Darwin pense qu’un animal quelconque, doué d’instincts sociaux très prononcés, finirait par acquérir un sens moral ou une conscience aussitôt que ses facultés intellectuelles se seraient développées à un degré où elles deviendraient comparables à l’intelligence humaine. La réflexion, et surtout l’habitude du langage, changeraient peu à peu en sentiment moral ce qui n’était d’abord qu’une impulsion instinctive ; enfin la tradition, devenue opinion publique de la communauté, approuverait et consacrerait comme morale une certaine conduite de ses membres, conforme au bien de tous. Ce n’est pas à dire toutefois que le sens moral acquis de cette manière serait nécessairement identique au nôtre ; il serait modelé sur la nature particulière des instincts primitifs. « Supposons, dit M. Darwin, pour prendre un cas extrême, que les hommes se fussent produits dans les conditions de vie des abeilles : il n’est pas douteux que nos femelles non mariées, à l’instar des abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères, et que les