Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/687

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne y trouvât à redire. » Malgré cela, cette abeille-homme ou cet homme-abeille se formerait du bien et du mal une idée à son usage, aurait un code moral à sa façon.

Ceux qui ont eu l’occasion d’observer les animaux sociables chez eux savent combien certaines manifestations de leurs instincts ressemblent à des actes inspirés par une bienveillance raisonnée, pour ne pas dire par des vertus morales. Voyez ces singes, ― les cercopithèques gris-verts, ― dont Brehm nous raconte les mœurs ; lorsqu’une bande a traversé un buisson d’épines, chaque individu s’étend sur une branche et est visité par un de ses camarades, qui examine consciencieusement sa fourrure pour en extraire les aiguillons et les ronces. D’après Alvarez, les hamadryas (une espèce de mandrill) renversent les pierres pour y chercher des insectes ou des vers, et, lorsqu’ils en trouvent une grande, ils se mettent autour tant qu’il en peut aller pour la soulever, la retournent et se partagent le butin. Les animaux sociables s’assistent dans le péril et se défendent mutuellement ; parfois leur dévoûment ressemble à l’héroïsme. Brehm rencontra en Abyssinie un grand troupeau de babouins qui traversaient une vallée ; une partie avait déjà remonté la montagne opposée, les autres étaient encore en bas. Ces derniers furent attaqués par les chiens, mais les vieux mâles dégringolèrent aussitôt des rochers, les gueules ouvertes et avec un grognement si féroce, que les chiens battirent précipitamment en retraite. On les excita de nouveau à l’attaque ; pendant ce temps, tous les babouins avaient gagné les hauteurs, à l’exception d’un jeune de six mois environ qui poussait des cris de détresse sur un bloc de rocher où il était entouré par la meute. C’est alors qu’on vit un des mâles les plus forts redescendre de la montagne, aller tout droit au jeune, le cajoler et l’emmener en triomphe, les chiens étant trop surpris pour s’y opposer. Une autre fois, un jeune cercopithèque est saisi par un aigle, il réussit à se retenir à une branche et crie au secours ; aussitôt toute la bande s’élance avec un tapage infernal, et se met à plumer le ravisseur avec tant de succès qu’il ne songe plus qu’à s’échapper lui-même. Lorsqu’un babouin en captivité est recherché pour un méfait qui mérite une punition, ses camarades cherchent à le protéger. Le capitaine Stansbury a rencontré dans un lac salé de l’Utah un pélican vieux et complétement aveugle qui était fort gras et avait dû être nourri longtemps par ses compagnons ; M. Blyth a vu des corbeaux indiens nourrissant deux ou trois de leurs camarades aveugles, et M. Darwin a eu connaissance d’un fait analogue concernant un coq domestique.

Voilà des manifestations de sympathie bien caractérisées entre animaux de la même espèce ou, pour mieux dire, de la même communauté, car dans le règne animal c’est le patriotisme de clocher qui fait loi. Quelquefois cependant nous voyons la sympathie s’étendre au-delà des bornes tracées par les affinités d’origine, témoin ces amitiés bizarres