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dire dans quelques conciliabules ou dans quelques journaux ; ce qui nous préoccuperait, c’est ce qui se passe dans le pays ou du moins dans certaines parties du pays qui ont connu moins que bien d’autres les rigueurs de la dernière invasion. La pire des politiques est de ne voir que ce que l’on désire et de fermer les yeux sur les choses les plus réelles. Il faut bien se souvenir que le suffrage universel existe en France, que 10 millions d’hommes ont tout au moins à un jour donné le poids de leur vote dans la vie publique, que dans cette masse obscure et compacte des campagnes se remuent des sentimens indistincts dont on ne se rend pas toujours compte. Or pour qui veut se garder de toute illusion, il est bien certain que les populations des campagnes, si on n’y prend garde, pourront se laisser atteindre par de singulières excitations. Depuis un an, elles ont vu passer tant de choses, elles ont été soumises à de telles épreuves et à de tels régimes qu’elles finissent par ne plus trop se reconnaître. Au milieu de la confusion, elles s’arrêtent indécises pour se demander ce qu’elles doivent croire, de quel côté elles doivent se tourner, et, comme elles ne raisonnent pas toujours, elles sont exposées à tomber dans le piège de leur naïveté, à se donner l’air de revenir vers ceux qui ont exploité et perdu le pays, quand au fond elles ne sont que fatiguées et incertaines. Ce qu’on appelle l’impérialisme des campagnes, c’est tout simplement cette lassitude qui suit les grands désastres et qui devient si aisément de la réaction. Voilà tout le secret, et ce qui peut faire l’illusion des revenans du bonapartisme. Ce n’est point un danger, les gouvernemens tombés si bas ne se relèvent pus pour un mouvement d’indécision dans les masses, c’est un symptôme à surveiller et à ne point négliger, ne fût-ce que pour détourner les esprits simples de cette méprise qui les conduirait à prendre pour un régime protecteur la tranquillité trompeuse qu’on leur faisait. Le meilleur remède, c’est de donner aux masses la sécurité dont elles ont besoin, l’ordre auquel elles aspirent sans cesse, un gouvernement, car c’est là sur tout ce qu’elles demandent. Et quand nous parlons d’un gouvernement, il ne s’agit pas, bien entendu, de renouveler les procédés de l’empire, il s’agit de l’action toujours présente et vigilante d’un gouvernement attentif à éclairer, à diriger les esprits bien plus qu’à les contraindre. Par malheur, en France on revient le plus facilement du monde aux vieilles routines, même quand ceux qui ont la direction des affaires ne le voudraient pas. Les administrateurs envoyés en province s’accoutument très vite à ne rien faire, les populations s’aperçoivent encore plus vite qu’on ne fait rien pour elles, et c’est là le danger ; c’est sur ce point de l’hygiène morale et politique des masses rurales que le gouvernement de Versailles et l’assemblée devraient avoir toujours les regards fixés. Il n’y a point de milieu, ou il faut conduire les masses, ou elles se laisseront conduire par d’autres, et alors ce n’est peut-être pas un gouvernement libéral qui en profiterait.