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une tradition de liberté. Parlement, vote de l’impôt, droit de pétition, habeas corpus, jury d’accusation et jury de jugement, presse, etc., toutes ces libertés, tous ces droits ont leur histoire inscrite sur les registres de Westminster, et cette histoire est celle du pays même. Pour nous, il suffit d’une promenade dans les galeries de Versailles pour voir que nous n’avons rien qui ressemble à ces annales pacifiques ; l’histoire de France est l’histoire de nos rois, de leurs guerres et de leurs amours, et, n’en déplaise à ceux qui fouillent le passé pour y retrouver les débris de la vieille liberté française, il est fort douteux qu’avant 1789 la France ait eu aucune de ces garanties contre l’arbitraire qui sont l’élément essentiel d’une constitution.

Supposer que les Anglais, pris tout à coup de la furie française, voudraient brusquement changer leur constitution est une hypothèse chimérique ; autant vaudrait leur demander de renoncer à leurs libertés héréditaires et de n’être plus des Anglais. Dans ces conditions, qu’est-ce donc que la prétendue omnipotence du parlement ? C’est le droit très restreint de déterminer plus exactement la portée de telle ou telle liberté suivant les nécessités de l’heure présente. Il appartient au parlement de réparer et d’entretenir l’édifice constitutionnel ; il est plus que douteux qu’il ait le pouvoir de le renverser. La plupart de ces libertés, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, font partie de la coutume ou common law, et cette coutume, patrimoine commun du peuple anglais, est sous la garde des magistrats, qui sauraient la faire respecter même du parlement. Demandez à un jurisconsulte anglais si le parlement peut supprimer le jury, la question lui paraîtra étrange ; mais je ne crois pas qu’il hésite à répondre que le parlement ne le fera jamais, et ne pourrait pas le faire. Quand on a voulu récemment réduire le jury civil, qui est une justice médiocre, on a établi des juges en concurrence, mais on a laissé aux parties le choix de la juridiction ; on s’est gardé de supprimer par une loi une institution séculaire à laquelle il eût été dangereux de toucher.

Cet amour de la tradition, cet esprit de conservation a subi plus d’une altération sans doute. Nous ne sommes plus au temps où à la maxime française : tout nouveau, tout beau, les Anglais répondaient par l’adage : nouveauté, fausseté, the new is false. En aucun pays, on n’a fait plus de réformes libérales qu’en Angleterre depuis cinquante ans ; mais toutes ces réformes se font à l’ombre de la constitution, sans toucher ni aux prérogatives de la couronne, ni aux privilèges des chambres, ni à l’indépendance de la magistrature. Partout et toujours on trouve cet esprit de modération, ce goût des transactions qui est la marque des peuples nés pour la liberté.