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grandes bibliothèques et de le mettre en regard du nombre de lecteurs qui ont fréquenté ces établissemens dans les dernières années. La conclusion sera inévitable : la population de la France augmente, mais le savoir diminue.

Le savoir est presque inutile dans une société qui ne tient pas compte du mérite. De nos jours, les jeunes gens arrivés au terme des études scolaires ont déjà une vue très nette à cet égard. Les maîtres disent combien d’élèves refusent de rien apprendre au-delà de ce qui semble indispensable pour se présenter à l’examen. Lorsque l’oisiveté est impossible, embrasser au plus vite une carrière où l’on arrive promptement à la fortune, et, pour les moins ambitieux, où l’on a une existence assurée, devient l’unique préoccupation. Une cause plus grave d’abaissement intellectuel se montre à tous les yeux : incapable de s’élever par le talent, privé du courage nécessaire pour n’attendre une situation honorée que d’un travail persévérant, on songe à se faire écrivain ou orateur politique.

Un certain ralentissement dans les études patientes ne s’est pas produit seulement en France, il s’est manifesté d’une manière à peu près générale en Europe. Le nombre des hommes tout à fait éminens ne s’est accru ni en Allemagne ni en Angleterre ; toutefois, chez nos voisins, on déploie depuis quelques années une remarquable activité pour inspirer à la nation de hautes pensées, et l’on prépare sans doute un brillant avenir. La lutte est engagée avec vigueur contre l’indifférence, contre l’inertie, contre les appétits matériels. Personne n’ignore aujourd’hui que de beaux établissemens scientifiques ont été créés en Allemagne ; on nous affirme maintenant qu’il existe à peine dans l’empire germanique quelques villes de plus de 5,000 âmes où l’on ne trouve un laboratoire, des instrumens, une bibliothèque, c’est-à-dire tous les moyens d’exécuter des travaux de recherche. Se voyant si bien pourvus, les professeurs des universités allemandes parlent fièrement du soin qu’ils prennent d’habituer les jeunes gens à l’observation. En Angleterre, les savans élèvent la voix, et, plus heureux qu’en France, ils sont écoutés et applaudis. Comme nous, ils rêvent l’avancement de la science, et ils proclament la nécessité de répandre les connaissances scientifiques. Encouragés dans cette noble entreprise par une société éclairée, souvent assistés par le gouvernement, ils marchent avec sûreté vers le but. Si le gouvernement anglais entretient une marine puissante afin de protéger ses nationaux sur tous les points du globe, il n’hésite pas à mettre des navires à la disposition d’investigateurs habiles, qui ensuite nous étonnent par la grandeur des découvertes accomplies[1].

  1. Voyez la Vie dans les profondeurs de la mer, dans la Revue du 15 janvier 1871.