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foi, qui délivrerait encore la Germanie de la servitude de Rome, et ramènerait la religion au libre culte de l’âme, au perfectionnement de la conscience, à la sanctification du cœur. Luther fut le nouvel Hermann. Cet apôtre de l’Allemagne fut un Saxon, le fils d’un paysan de Mœbra, et certes celui-là fut loyal et fort comme un héros des Niebelungen.

Au fond, c’est bien moins. Luther qui a fait la réforme que la réforme qui a fait Luther ; il faut en prendre notre parti. Là où règne la loi, l’individu importe peu. Dans ce tourbillon d’atomes pensans qu’on nomme une société, il y a des courans d’opinion, des changemens d’état lents ou brusques, des formations et des désagrégations, soumis à des nécessités non moins fatales que celles qui régissent les systèmes d’astres de la voie lactée. Que l’ascendant du milieu amène sur la scène de l’histoire tel ou tel personnage dont les qualités propres répondent merveilleusement aux aptitudes de la race d’où il sort et aux aspirations de ses contemporains, si bien qu’il interprète et réalise mieux qu’aucun autre la pensée du temps et de la nation dont il est en quelque sorte la plus haute synthèse, je n’y contredis pas. Que cet homme, quel qu’il soit, ait été doué d’une façon singulièrement puissante, qu’il l’emporte sur les autres par la force de la volonté, par l’ardeur de la foi, par l’incomparable ténacité du génie, c’est là aussi ce qu’atteste suffisamment ce fait, que lui, non un autre, a été l’âme de la multitude, la voix d’un peuple, la conscience vivante d’une partie de l’humanité. Certes il a sa place dans le chœur des génies qui guident notre espèce : il a porté l’idée, l’idée impérissable et divine, l’idée d’une race et d’une époque ; comme une torche enflammée, il l’a secouée sur le monde, et les âges futurs seront longtemps éclairés de cette lueur. Cependant l’histoire, en tant que science, ne doit point céder aux généreux entraînemens qui portent l’humanité à acclamer ses héros et à leur attribuer ce qui est après tout son œuvre. « Il nous est parfaitement indifférent, dit Baur, qu’un individu s’appelle Athanase, un autre Arius, Nestorius ou Cyrille. Tous les personnages historiques ne sont pour nous que des noms. La pensée et les actes de chacun, ayant leur fondement et leur raison d’être dans l’essence même de l’esprit, ne sont qu’un moment de ce procès incessant dans lequel l’esprit lutte avec lui-même pour triompher de tous les obstacles, et pour arriver, à l’aide même de ces contradictions vaincues, à se mieux connaître et à se mieux posséder[1]. »

L’homme et le réformateur sont trop connus dans Luther pour que je m’y arrête. J’ai mieux aimé choisir le philologue et l’exégète

  1. Die christliche Lehre von der Dreieinigkeit und Menschwerdung Gottes, Tubingen 1841 ; t.1, Vorrede, XX.