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comme sujet d’étude. L’histoire de l’interprétation dogmatique et critique des livres sacrés des diverses familles humaines en général, et de la Bible en particulier, a sa place toute marquée à côté de l’histoire de la philosophie. La philologie, la connaissance des langues anciennes et la critique des textes servent également de base à l’une et à l’autre de ces sciences ; elles ont même au fond un objet identique, puisqu’elles racontent les luttes héroïques de l’esprit humain pour la conquête de l’absolu. Naturellement cet absolu est d’essence aussi diverse que les esprits qui le poursuivent et disparaissent toujours avant de l’avoir atteint. Les uns ont placé l’absolu hors de la nature, les autres dans la nature : voilà toute la différence. Les moyens d’investigation ont longtemps été les mêmes. On a parlé des atomes comme du sexe des anges. Qui a le plus erré ? Qu’importe ? On a cherché, et les maîtres disent que la poursuite du vrai vaut peut-être mieux que la possession de la vérité ; puis l’histoire d’une science n’est point cette science. En somme, l’historien des idées, des systèmes, des vieilles et vénérables conceptions de l’espèce humaine, est un peu comme le sage de Lucrèce, qui, sur le rivage de la mer, à l’abri des vagues et des rafales de la tempête, contemple le naufrage d’un malheureux.


II

« C’était un pauvre homme que Martin Luther quand il commença sa réformation[1]. » Notre Richard Simon a trouvé le mot juste ; c’est bien ainsi qu’un Français devait juger Luther. Tel il parut aussi, à Augsbourg, au brillant légat apostolique, à l’Italien Cajetan. À Worms, les Espagnols de la suite de l’empereur riaient tout haut de ce moinillon, et lacéraient ses livres. Tout bon catholique latin qui eût vu Luther en ces années de lutte, de 1517 à 1525, en aurait fait autant. Ce « pauvre homme, » cet humble religieux augustin, jeune encore (il avait trente-huit ans quand il fut cité à Worms), mais exténué, livide, chétif, d’apparence vulgaire, semblait peu fait, je ne dis pas pour braver en face le pape et l’empereur, mais pour supporter la fatigue d’une longue discussion. Il lui était d’ailleurs si facile de se taire ! Pourquoi était-il sorti de son cloître ? Croyait-il donc que la chrétienté avait besoin de ses lumières ? Si encore il avait été un grand clerc comme Reuchlin ou comme Érasme ! Qu’avait cet être mélancolique pour troubler ainsi la paix du monde ? Sa foi différait-elle tant de la croyance commune ? En 1510, lors de son voyage à Rome, n’avait-il pas gravi à genoux l’escalier de Pilate ? N’avait-il pas mis en œuvre toutes les

  1. Richard Simon, Histoire critique du Nouveau-Testament, chap. XLVI, p. 693, col. 1 ; Rotterdam 1693, in-4o.