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pratiques de dévotion pour gagner les indulgences promises à la piété des pèlerins ? En somme, on s’accordait assez à regarder Luther comme un esprit inquiet, ardent, audacieux, mais étrange et bizarre. Au fond, Cajetan avait admiré l’âme ingénue et naïve de ce Saxon ; mais avec tout son esprit, toute son ironie, toutes ses élégances de grand seigneur, le cardinal s’était senti mal à l’aise devant cet enthousiaste. Que voulait Luther ? Nul ne le savait, lui-même moins que personne. Lorsqu’il prêcha contre Tetzel, lorsqu’il protesta contre les indulgences, il obéit simplement à une certaine nécessité de sa nature, ou plutôt de sa race, que Kant appelle l’impératif catégorique de la conscience. A Augsbourg comme à Worms, toujours humble et grave, il répéta, avec une douceur et une fermeté invincibles, ces simples paroles : « Je ne puis ni ne veux rien rétracter, car il ne faut jamais agir contre sa conscience. Me voilà. Je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide ! Amen. »

Ce fils des vieux Germains n’est qu’une créature éminemment morale, sérieuse, réfléchie, sans autre passion qu’un impérieux besoin d’indépendance spirituelle. Cette indépendance même n’est pas une fin, c’est un moyen. Pour être sincère, il faut être libre. L’idéal de moralité absolue que Luther portait en lui ne pouvait être réalisé sans la liberté. Luther n’est rien que conscience, — conscience d’un homme d’abord, puis conscience d’une race. Ne lui demandez donc pas ce qu’il veut. Certes il travaille à quelque œuvre profonde ; mais quelle sera cette œuvre ? Les hommes, les événemens, l’aideront à l’accomplir en le forçant de donner à ses instincts, longtemps vagues et obscurs, une expression finie, déterminée, concrète, capable d’agir sur les esprits qui ont avec le bien quelque affinité. Ainsi s’établira peu à peu entre Luther et une partie notable de ses contemporains un courant de sentimens et d’idées, une pénétration réciproque, un échange continuel d’ardente sympathie. Certes Luther va droit devant lui sans implorer d’autre secours que celui de son Dieu. « Notre Dieu est une bonne forteresse ! » Ein feste Burg ist unser Gott. C’est merveille de voir comme son assurance augmente dans le danger. Jamais moine n’a parlé avec une humilité plus hautaine devant césar et tout l’empire. Quoiqu’il se souvînt du destin de Jean Huss, — à Leipzig, à Augsbourg, à Worms, son esprit resta libre comme une fleur des champs. Si l’électeur de Saxe ne l’avait ni protégé, ni défendu, Luther n’en eût pas moins parlé et écrit comme il l’a fait contre les papes, les évêques et le roi d’Angleterre ; mais aurait-il vécu assez longtemps pour fonder quelque chose de durable et de grand ? Aurait-il eu jusqu’à la fin assez de foi en lui-même pour continuer la lutte avec la papauté, s’il ne s’était senti soutenu et encouragé par les princes, par toute la noblesse allemande ? L’essor de son génie eût-il été aussi puissant, aussi