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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 96.djvu/16

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10 REVUE DES DEUX MONDES.

Malgré les conditions défavorables où elle s’était placée pour étudier à fond les choses et les hommes, en dépit des erreurs de perspective que lui créaient sa nature propre et les circonstances de son voyage, sur bien des points Mme de Staël a vu juste, et saisi d’un trait exact et vif ce qu’elle a bien vu. Ne lui reprochons pas d’être superficielle en tout ce qui touche à la critique religieuse ou à la philosophie. Il faudra de longues générations de penseurs et de savans après elle pour éclaircir ces difficiles matières. Songeons, pour être justes, qu’il y a eu chez nous, depuis trente années, deux ou trois périodes d’exégèse critique et philosophique, d’explication, d’exposition de ces systèmes, sans que nous soyons bien assurés d’être parvenus, sur ces points obscurs, à l’interprétation définitive. Chaque travailleur nouveau dans cette carrière toujours ouverte ne commence-t-il pas par déclarer qu’avant lui on a fait fausse route ? Soyons donc indulgens pour cette partie de l’œuvre de Mme de Staël. Henri Heine, qui la critique si durement, aurait dû se souvenir à ce propos des anecdotes qu’il contait si bien. « Quand Reinhold pensait comme lui, Fichte déclara que personne ne le comprenait mieux que Reinhold. Plus tard, celui-ci s’étant séparé de sa doctrine, Fichte dit : « Il ne m’a jamais compris. » Lorsqu’il s’éloigna de Kant, il imprima que Kant ne se comprenait pas lui- même. Je touche ici, ajoutait Heine, le côté comique de nos philosophes. Tous ils font entendre la même plainte. Hegel au lit de mort disait : « Un seul homme m’a compris ; » mais il ajouta aussitôt : « Et encore celui-là ne m’a-t-il pas compris lui-même. »

Après cet aveu, comment Heine s’étonne-t-il que la Critique de la raison pure n’ait pas été scrutée dans ses profondeurs à cette date lointaine de 1810, et que le grand mouvement de la philosophie nouvelle prenne sous la plume de Mme de Staël les proportions d’une simple théorie spiritualiste élevée contre le sensualisme français ? En revanche, sur certains points de l’histoire littéraire comme le théâtre et le roman, l’auteur retrouve tous ses avantages. Sur les tendances de la nature allemande à la mysticité, au romanesque, sur le goût si expressif de cette littérature pour les légendes, pour les vagues terreurs de l’imagination, ce que Mme de Staël appelle d’un mot heureux « le côté nocturne de la nature, » son livre abonde en observations délicates et fines ; les pages charmantes courent sans s’arrêter. C’est qu’ici elle a bien vu ou plutôt deviné juste, et c’est avec une vraie éloquence qu’elle traduit ses bonheurs d’intuition. Elle nous représente alors au plus haut degré la sympathie et l’intelligence qui en dépend. Ne sait-on pas en effet que l’intelligence d’un système, d’un livre, d’un art, peut naître d’un sentiment vif aussi bien que d’une méditation prolongée ? On sent