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LES DEUX ALLEMAGNES. 11

passer ici à travers le livre le souffle d’une âme enthousiaste et comme une effusion de générosité. C’est bien là une œuvre française par ce caractère incommunicable, par cette qualité qui du moins est bien à nous et qui nous restera.

Trop de générosité, c’est un défaut pourtant. Le livre est optimiste jusqu’à l’excès. Pour en bien saisir la portée et l’inspiration, il faut tenir compte des dispositions d’esprit où était alors l’auteur, proscrit par un pouvoir ombrageux qui ne sut pas s’épargner l’odieux d’une lutte avec une femme. Elle arrivait en Allemagne l’âme frémissante, pleine de colère contre la France du consulat, qui s’était livrée au vertige de la conquête, et suivait avec ivresse son guide terrible à travers les champs de l’Europe, parcourus à pas de géant. Pour elle, le peuple français était en train de faire un marché dans le genre de celui de Faust : il vendait son âme pour la conquête du monde, son âme, c’est-à-dire le culte de la pensée et de l’art, cet esprit de propagande désintéressée et d’enthousiasme libéral qui avait signalé la première période de la révolution et immortalisé les grands orateurs de la constituante. À cette nation oublieuse, elle voulut donner à la fois une grande leçon et un grand exemple. Ce fut le peuple allemand qu’elle choisit pour cela, et qui dut représenter par contraste toutes les grandeurs morales du spiritualisme, le désintéressement héroïque et simple, le sublime dans la vie publique comme dans la vie privée. Avec cette idée fixe, il était bien sûr qu’elle ne verrait plus que ce qu’elle désirait voir. A vrai dire, c’était encore la France, mais la France de ses regrets ou de ses rêves, qu’elle avait en vue quand elle admirait cette Allemagne de sa création ; dans cette partialité passionnée pour ce peuple qu’elle dotait si libéralement de tous les beaux sentimens et de toutes les vertus, il y avait une généreuse colère qui était encore du patriotisme. C’était de l’amour encore pour son pays, mais de l’amour irrité.

C’est là toute l’inspiration du livre dans les parties où l’auteur étudie le côté moral de l’Allemagne. Elle cherche moins à peindre fidèlement qu’à protester par cette peinture, selon le mot de Jean-Paul, contre le matérialisme des encyclopédistes, des révolutionnaires et des soldats. Heine comparait ce livre à la Germania de Tacite, qui, lui aussi peut-être, en écrivant son apologie des Allemands de ce temps-là, faisait la satire indirecte de ses compatriotes. Et c’est ainsi que l’on vit naître dans l’imagination et sous la plume de Mme de Staël une nouvelle Germanie, exclusivement idéaliste, patriarcale, enthousiaste, le foyer de la pensée pure, la patrie des innocentes amours, une vraie idylle enfin, de tout point l’antithèse de cet autre grand peuple, vers lequel se tournaient toujours ses