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— Je le veux bien, Honnor, lui dis-je; mais je sais qu’il est d’usage de les payer.

— Vous les avez déjà payés, répondit-elle en hésitant; vous m’avez donné ce beau foulard et vous m’avez fait déjeuner.

— Mais non, l’usage veut qu’ils soient payés avec de l’argent. Vous ne voulez donc pas accepter une pièce de monnaie, miss Honnor?

Elle se tut, me regarda fixement. Je tirai de ma poche une pièce blanche que je lui offris.

Half a crwn ! s’écria-t-elle, — une demi-couronne. Elle se recula de quelques pas, puis s’arrêta, le corps penché en avant, les yeux attachés sur l’argent que je tenais toujours. Tout son être semblait changé. Ses yeux devenaient hagards et jetaient un éclat sinistre, ses lèvres tremblèrent, ses joues étaient blêmes. Peu à peu ses mains, d’abord pressées sur la poitrine, se détachaient, elle les avançait en agitant convulsivement les doigts; l’attitude, le regard, le geste, exprimaient à la fois une convoitise démesurée et une certaine peur d’une si grande fortune ou la crainte de la voir lui échapper. — Half a crown! répéta-t-elle encore d’une voix faible en soupirant profondément. Ces paroles furent les seules dont elle paraissait capable.

J’étais mal à mon aise, la pièce d’argent me brûlait les doigts, je la jetai sur la souche où Honnor avait été assise. Ses yeux suivirent la pièce, la tête et le haut du corps se tournèrent du même côté, tandis que les pieds paraissaient enracinés dans le sol. À ce moment, j’entendis derrière moi une rude voix d’homme qui disait également : Half a crown ! Je me retournai; à l’entrée de la hutte était debout, un filet sur l’épaule, un homme long et maigre dont les yeux avaient pris la même direction que ceux d’Honnor.

J’eus un frisson; je passai devant lui sans qu’il me vît ou me saluât, et je partis sans me retourner.

Quelques semaines plus tard, j’étais en Écosse, et je parcourais les highlands de l’ouest. Par une belle journée qu’éclairait un soleil splendide, je tournai la pointe de cet admirable Loch-Fine, qui surpasse le Loch Lomond en beauté sauvage et en grandiose variété. Ce n’est pas proprement un lac, c’est un bras de mer qui, étroit et long comme un fleuve, pénètre avec ses méandres tortueux fort avant au cœur des montagnes, tantôt encaissé dans les rocs, tantôt bordé par de vertes forêts. Grâce à lui, la marée et les vaisseaux de mer sont transportés comme par enchantement dans des régions que l’on croirait à cent lieues de la côte. Malgré les vaisseaux, malgré la marée, le Loch-Fine, dans son lit de montagnes, produit l’impression d’un lac forestier isolé et tranquille. C’est sur-