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bandes de cannibales considéraient la chair humaine comme la seule digne de nourrir des guerriers ; ils levaient sur les peuplades voisines le tribut de cet affreux aliment. Des populations entières, lasses de payer la dîme sanglante, se faisaient les associées de Gondou pour cesser d’être ses victimes. Ce qu’il voulait braver surtout, c’était l’invasion européenne, à laquelle il opposait la barrière de ses forêts. Ses hécatombes n’étaient pas sacrifiées seulement pour la satisfaction de son estomac et pour le régal de ses sujets ; c’était aussi une insulte à la loi des hommes blancs. Il trouva l’occasion de leur lancer un défi plus audacieux encore. Plusieurs habitans de Nouméa, s’étant embarqués sur un cotre nommé le Secret, longèrent l’île au nord-ouest, où les appelaient des intérêts de commerce. Une chaîne de récifs forme ceinture autour de la Nouvelle-Calédonie, et il n’est pas prudent d’y naviguer la nuit : aussi, le soir venu, le cotre fut-il mis à l’abri dans une petite baie. Que s’y passa-t-il ? Il est facile de le deviner. Assaillis à l’improviste, les passagers furent massacrés avec l’équipage, et, lorsqu’on vint de Nouméa au secours du navire, on ne trouva qu’une sanglante épave.

La mesure était comble ; le gouverneur appela toutes les forces disponibles, et il en prit le commandement. On se divisa en trois colonnes pour attaquer l’ennemi à l’est, à l’ouest et au midi. La petite armée franchit pour la première fois les limites redoutées de ces forêts qui n’avaient jamais rendu leurs visiteurs étrangers. Le trajet fut des plus pénibles. Durant près de six heures, la troupe marcha dans un pays sillonné de ruisseaux marécageux, de collines escarpées aboutissant à des ravins, par des sentiers trop étroits pour y poser le pied ; puis il fallut recommencer de nouvelles ascensions, suivies bientôt de nouvelles descentes. Les villages de ces tribus sont tantôt bâtis sur la cime la plus élevée des montagnes, tantôt situés au fond des précipices. Pour arriver à ces derniers, il faut accomplir des prodiges de gymnastique : Se coucher sur le dos et se pousser ainsi les pieds en avant ; pour s’élever aux autres, il faut ramper sur les pieds et les mains. On se demande pour quel motif imaginable des humains ont construit leurs demeures en un site si voisin des nuages. Après avoir traversé la forêt, véritable labyrinthe où chacun, à défaut d’un fil conducteur, tenait son voisin pour ne pas se perdre, où la marche était encore entravée par des excavations que l’on passait les yeux fermés derrière les guides sous une pluie torrentielle, « nous arrivâmes, dit le rapport militaire, à l’entrée d’une vallée. Nous étions muets et harassés. Il était cinq heures du matin. Là s’élevaient de magnifiques bouquets d’arbres que nos guides nous signalèrent d’un air mystérieux et terrifié comme l’emplacement de la tribu ennemie. Nous