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LES DEUX ALLEMAGNES. 13

le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. » En effet, nous l’avons bien vu, leur royaume n’est pas de ce monde. « Ils se disputent, nous dit-on, le domaine des spéculations, mais ils abandonnent aux puissans de la terre le réel de la vie. » Ce réel de la vie, c’est l’argent, ce sont les territoires, c’est la puissance matérielle, c’est la force. On pourrait dire qu’il n’est méritoire de dédaigner ces réalités que lorsqu’on est en mesure de les atteindre et que volontairement l’on s’en passe. Mme de Staël affirme que l’Allemagne les dédaigne. Soit, en 1810 ; mais il faut bien reconnaître qu’alors elle ne pouvait pas faire autrement, que sa vertu était du genre de celles que l’on fait avec la nécessité, et qu’en tout cas, depuis ce temps, ses goûts ont quelque peu changé avec sa fortune.

II.

La France entra avec un joyeux empressement dans la voie des larges sympathies que lui avait ouverte Mme de Staël. Son cœur et son génie sont naturellement hospitaliers. Généreuse jusqu’à la duperie, elle aime à admirer, elle aime à aimer : c’est pour elle la plus noble et la plus délicate des jouissances. Elle admira sans réserve l’Allemagne, elle l’aima sans restriction et sans défiance. Ah ! nous ne lui avons pas ménagé l’enthousiasme à ce nouveau monde découvert par Mme de Staël et révélé successivement dans ses riches domaines par nos plus hardis et nos plus savans explorateurs ! Quel peuple, d’un cœur plus sincère que nous, a salué l’avènement de l’esprit germanique dans la pensée et dans l’art ? Qui s’est plu davantage à sentir le charme de cette honnête et naturelle grandeur de leurs poètes ou de leurs savans ? Quel hommage empressé nous rendions à cette simplicité de cœur, à cette gravité des mœurs de la famille, à ce sérieux et à cette sincérité de la vie, à cette profondeur de l’émotion poétique dans les existences les plus humbles ! On respirait avec bonheur dans le monde enchanté de Schiller et de Goethe. Les Mignon, les Charlotte, les Dorothée, les Marguerite, étaient entrées de plain-pied et sans effort dans notre imagination nationale. Nous les avions adoptées avec ravissement, ces filles du poète ; elles faisaient partie de ce groupe d’élite, figures bien vivantes, quoique idéales, plus vivantes que la vie même, sur lesquelles est tombé un rayon de la lumière immatérielle. Elles vi- vaient de cette réalité transfigurée à côté de Virginie, d’Elvire, de Valentine et d’Edmée, ces sœurs immortelles que la poésie et le roman leur ont données en France. Dans les domaines de la science, c’était plus que du goût, — c’était de l’engouement. Nos savans