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registre de ses impressions personnelles, et nous a laissé sur lui-même et sur autrui des volumes de confidences.

Pendant soixante-quinze ans, de 1715 à 1789, durant cette longue fermentation qui travaille la société française avant de la détruire, d’obscurs bourgeois de Paris, ignorés du public et s’ignorant entre eux, mais également touchés de l’attrait du spectacle déployé sous leurs regards, écrivent jour par jour avec un zèle qui ne se dément pas l’histoire des agitations contemporaines. Aucune interruption ne brise l’unité fortuite de cette œuvre collective qu’un même souffle anime, qu’un même sentiment a inspirée ; dès que l’un se fatigue et pose la plume, l’autre la reprend et poursuit le récit commencé. Dans la foule des narrateurs de toute origine et de toute éloquence qui nous ont transmis le vivant souvenir du XVIIIe siècle, ils forment un groupe distinct ; ils sont pour ainsi dire les chroniqueurs jurés et les historiographes officieux du tiers-état, interprètes et témoins d’une opinion déjà puissante, qui ne gouverne pas encore, mais se fait respecter de ceux qui gouvernent. Ils ne fréquentent ni les salons, ni les antichambres, ni les coulisses ; leur point de vue n’est placé ni si haut ni si bas. Ils ont pour champ d’observation la rue, le carrefour, l’église, les galeries du Palais, le comptoir du marchand, le cabinet de l’avocat, la Sorbonne janséniste et le foyer fanatique du vieux quartier latin, le pavé de Paris enfin. Cachés dans ce monde laborieux et populaire, ils en recueillent les voix, ils en traduisent les bruits ; ils ne songent nullement à sortir du milieu qu’ils observent, la curiosité seule chez eux est ambitieuse. Ils meurent comme ils ont vécu, charmés du plaisir de voir et de l’orgueil de savoir, tenant à juste honneur leur qualité d’enfans de Paris, de citoyens de la grande ville, sans accuser l’ingrate fortune, sans même se plaindre de n’avoir pas, comme quelques-uns, pignon sur rue. On peut saisir entre eux des différences d’humeur et de situation ; mais ces nuances font ressortir plus vivement les ressemblances essentielles et les traits caractéristiques. Nés au cœur même de la cité, ayant à un degré sensible la verve indigène, l’esprit parisien, celui qui dans ses jours d’éclat et de puissance devient le malin génie d’un Molière, d’un Voltaire ou d’un Despréaux, ils appartiennent tous à la classe moyenne, à cette classe instruite et active qui touche au peuple par la médiocrité de son état, aux rangs supérieurs par ses lumières. Le premier en date et le moindre de tous, Buvat, est un simple écrivain de la Bibliothèque royale et presque un homme du peuple ; mais il est intelligent, il a fait ses classes, on le souffre dans la société de l’abbé Bignon et de l’abbé Sallier, où l’écho des régions gouvernementales arrive jusqu’à lui. Matthieu Marais, avocat lettré et spirituel, fait plus grande figure ; lié avec Boileau, correspondant de Bayle exilé,